Tel Sisyphe, je pousse ma pierre qui retombera à l’autre bout du monde
Un rêve de moins
Voilà quatre années que je suis sans domicile fixe, comme j'ai pu le dire en rigolant par le passé j'étais « un gitan de luxe ». J'ai partagé ce temps entre traversées du pays à vélo, voyages, escales bienvenues chez des ami.es/membres de ma famille avant de m'enterrer à plusieurs reprises pendant de longs mois – néanmoins nécessaires à la pérennité de l'oeuvre en cours – dans des jobs saisonniers que je découvrais à mesure que la radicalité de ma décision prise en décembre 2020 (quitter mon appartement, mon job, Lille et tout le tremblement) devait s'édulcorer de ces périodes de mort-vie si je ne voulais pas revenir à la case départ.
Il y a quelques jours, je rejoignais l'appareil qui m'emportait du tarmac corse où j'avais passé les six derniers mois, des mois pénibles pétris de solitude, à ruminer en longeant les quatre murs de ma cage ;
je montais dans l'avion et je me sentais soulagé : « voilà que je vis de nouveau »
me disais-je en un souffle après ce temps passé en apnée, dilapidé dans l'achat d'une nouvelle parenthèse dorée, enviée de beaucoup, deux mois à venir au Japon, en d'autres termes simples : l'accomplissement de mon rêve de mioche élevé au Club Dorothée. Et plus les jours qui me séparaient de ce rêve devenant réalité passaient, plus je réalisais ce qui allait vraiment arriver.
Dix jours plus tôt, une chute à vélo aussi bête qu'imprévisible me casse une nouvelle fois une clavicule. Je panique autant que je souffre et j'enrage. Dois-je tout annuler ? Je me ressaisis et revois seulement quelques plans, fin de l'épopée sac à dos/tente à longer en train local la côte sud du Japon, à la découverte des régions rurales de Shikoku et Kyushu, je trouve par miracle un petit trou où me glisser le temps d'un mois et de ma convalescence à Tokyo pour une peccadille. Cette trouvaille est salvatrice dans un temps où et mon esprit et mon corps me supplient de grâce de me poser. C'est d'ailleurs ce qui me poussera en partie à me décider à revenir à Lille pour une période indéfinie à l'issue de ce voyage depuis lequel je vous écris. Une fatigue si profonde qu'elle non pas cloue son bonhomme au lit, mais le prive de tout autre désir que de se recluer et ne plus dépendre que de son propre état. Je voudrais avoir un trou et m'y glisser et que personne (d'autre que moi) ne vienne m'en sortir. Je voudrais ne plus (a)voir personne. C'est avec ces pensées étranges que je suis coincé dans un avion plongé dans la pénombre qui file au pays du soleil levant.
Pourquoi pourquoi ?
Je l'ai dit, mon introduction au Japon, je la dois à Francis Bouygues quelque part. Le magnat fait la promotion de nouveaux dessin-animés à pas cher, produits à la chaine par des studios de forcenés bridés qui, je suppose, vous conte les histoires d'un-tel et de tous les niakwés qui lui ressemblent et se battent dans une grande confusion de cris et de couleurs à l'autre bout du monde, bref, ce sera parfait pour occuper les cons de gosses. Les parents sont mitigés entre l'abrutissement ambiant (des programmes de la chaine entière en fin de compte) et une potentielle sorcellerie à l'oeuvre puisqu'ils n'arrivent plus à décoller leurs gamins de l'écran déjà hypnotique en ce temps. Les épisodes sont courts, coupés de façon à nous laisser morts de faim sur des moments clés et inratables ou des cliffhangers qui feront parler toute la cour de récré le lendemain matin. Les premières stars de l'époque sont issues de Dragon Ball, Les Chevaliers du Zodiaque ou encore Ken le Survivant qui (outre sa violence revue à la baisse pour nos chères petites têtes blondes) a une version à la saveur indiscutable en France car après une grève des doubleurs (cocorico bon sang!), cette série fût intégralement réécrite par ces derniers et donne lieu à des dialogues aussi ahurissants que tordants, à environ 12 000km de la version originale Mad Max balai dans le derche.
Mais si ces séries (précédées d'un Albator ou d'un Goldorak pour les plus anciens) étaient ma porte d'entrée avec des personnages type qui n'existaient pas dans nos séries franco-françaises (et dont l'étendue des possibles, des pouvoirs, étaient propres aux productions japonaises à l'époque), je crains qu'il ne faille attendre une seconde vague plus tardive pour me voir plonger définitivement dans le manga et ses animés. Du début des 90s, sautons une décennie. Dragon Ball règne toujours en maître mais apparaissent dans le panorama deux séries prometteuses, One Piece et Naruto, que Glénat et Dargaud publient et dont les animés arrivent en force sur la chaine Game One, la référence en matière de jeux-vidéos (et Dieu sait que j'ai regardé cette chaine dès que mon père eut la Freebox). Mais en fait, avec ces deux futurs mastodontes, rien ne change foncièrement dans la recette : toujours des héros masculins, qui sauvent leur monde ou poursuivent une quête, font face à des méchants de plus en plus forts, se dépassent pour les terrasser et blablabla. En revanche, les audiences changent et s'enrichissent d'une nouvelle génération, et le manga, après des années de bashing, est découvert sous un nouveau jour, notamment parce que dans le lot, on traduit des trucs bien mieux, l'explosif Akira, l'oeuvre d'Osamu Tezuka (le papa d'Astro Boy), des trucs vraiment adultes (je pense à Ghost in the Shell, aux œuvres de Naoki Urasawa, Monster ou Twenty Century Boy ou Le gourmet solitaire de Jiro Taniguchi), ou alors des œuvres graphiques (Gon de Masashi Tanaka ou Amer Béton de Taiyo Matsumoto), et alors on se rend compte que le manga c'est pas juste un truc de prépubère qui rêve de sauver le monde et sa belle grâce à des super-pouvoirs. Et c'est sans parler de tous les mangas « pour filles » qui déboulent également sur le marché (à l'époque mon ex Agathe me fait lire tout Nana et Paradise Kiss de Ai Yazawa – et j'ai adoré) mais aussi de mangas coquins/érotiques (Love Hina) tandis qu'aujourd'hui on peut trouver aisément du porno de tout poil comme au pays, il y'en a donc pour absolument tous les goûts. À cette époque plusieurs titres me marquent profondément et je vais essayer de détailler brièvement chacun d'entre eux :
Beck, d'Harold Sakuichi, est l'histoire d'un ado (Yukio) à la vie on ne peut plus normale qui rencontre un soir par hasard un musicien. Cette rencontre, doublée d'une autre, va plonger l'ado dans un monde qu'il ne connait pas, le rock et l'apprentissage de la guitare. Entre premier groupe, premières galères, premiers amours, on suit donc les exploits de ce p'tit gars qui se pensait random et qui se révèle talentueux. Si le manga fournissait sur certains volumes un véritable CD pour découvrir des groupes nippons, l'anime a une ambiance unique très contemplative et une bande son vraiment de grande classe. C'est notamment grâce à la représentation de l'espace urbain de Beck, de son ambiance sonore, que le Japon a pris une autre dimension dans mon imagination.
GTO (Great Teacher Onizuka) de Toru Fujisawa nous raconte l'histoire peu commune d'une ancienne racaille qui se reconvertit officiellement pour espérer chopper sa première gadji et officieusement pour ne pas faire connaître l'enfer scolaire que ses profs lui ont faire vivre. Aussi hilarant que touchant, situations rocambolesques et vannes à se taper sur les cuisses, la version papier a l'avantage de proposer un dessin hyper détaillé et une foultitude de références et d'explications sur la culture jap tandis que la VF de la version animée est tout simplement d'or.
Cowboy Bebop et Samurai Champloo, deux séries du même créateur, Shinichiro Watanabe, la première mélangeant jazz et chasseurs de prime de l'espace, la seconde hip hop et épéistes à l'ère Edo, je pense qu'il n'y a pas plus évocateur que l'esprit japonais pour faire naitre ces mariages atypiques. Deux séries à l'esthétisme hors pair et à la bande son exceptionnelle. Si Beck me fait découvrir qu'il y a du rock au Japon, Cowboy Bebop et Samurai Champloo me font découvrir jazz, rap et hip hop nippons.
Trigun, de Yasuhiro Nightow est souvent le dernier que je cite parce que même si son scénario ressemble beaucoup plus au classique héros qui doit sauver son monde, il possède une super bande son et l'avantage d'être très court en plus d'avoir un personnage principal drôle mais qui cache une véritable complexité et des remords dans sa volonté de faire toujours au mieux même si parfois ça se retourne contre lui.
C'est donc dans ce panorama que j'évolue,
ce sont des mangas que je lis et que je regarde, mais ce paysage ne serait pas complet si je ne parlais pas d'un autre phénomène de ma génération qui m'a happé de longues et interminables heures : les jeux-vidéo.
Après des débuts aux Etats-Unis dans les années 70, la deuxième moitié des années 80 voit l'industrie nippone lever des moyens considérables pour envahir ce marché et proposer des machines à la pointe de la technologie (domaine dans lequel le pays entier fait sa réputation, jusqu'à aujourd'hui). Pour ma part, né en 1992, c'est la Game Boy Color qui sera ma première et quasi unique console (elle sera remplacée par son modèle suivant, la Game Boy Advance – oui je sais qu'on dit « un » Game Boy mais je m'en tape). Chez ma nourrice (dont Michel, le fils, avait le même âge que moi), c'était ambiance Super Nintendo car son ainé l'avait délaissé pour les reptiles. Ainsi, alors que tout le monde se paluchait sur les consoles dernier cri (32 bits puis 64 bits soit PS1/Nintendo 64 puis PS2/Wii/XBox etc), nous vivions déjà dans le passé, rétro avant l'heure, et revisitions des titres marquants à la difficulté incroyable de cette console dont nous ne voyions jamais le bout, chinés en brocante pour des sommes dérisoires, tels que Super Metroid, Super Mario World ou Super Street Fighter 2 (bin oui tous ces jeux étaient vraiment supers).
Parmi ces jeux qui m'ont marqués, je me dois de parler quelques secondes de Pokemon, LE véritable phénomène de la fin des années 90 des kids de mes âges. Pour les benêts qui sont passés par une cryogénisation inopinée, le principe de Pokemon, en tant que jeu-vidéo (avant d'être décliné en franchise juteuse avec animé, manga, gadgets, cartes et jouets à gogo), consiste ou à collectionner toutes les créatures contenues dans le jeu (la première version en contenait 150) ou à battre tous les boss d'arène Pokemon jusqu'à la Ligue des Quatre et basta, vous êtes le Maître Chimpokoextramon. Le jeu repose sur un système de types de Pokemon qui sont efficaces les uns contre les autres et tout le suc du jeu vient de former une équipe de six bestioles complémentaires qui pourra se défaire des ennemis tout en restant fonctionnelle pour utiliser des capacités spéciales hors combat. L'aventure commence de village en village, puis de ville en île, et sous nos yeux c'est subtilement une certaine image de la ruralité japonaise qui se subtilise à notre écran de quelques centimètres. Les talus et les herbes hautes deviennent rizières en étages. Les maisons basses et leur jardin attenant cachent le calme zen d'un vieux paysan philosophe attendant le retour de son fils dresseur de Pokemon lui aussi. On se déplace à bicyclette et en train (il faudra attendre quelques opus pour cela) mais c'est définitivement dans une version du Japon revisitée et simplifiée que nous évoluons.
Et puis enfin, la littérature n'a pas beaucoup compté dans mon apprentissage amoureux de la culture et du paysage japonais car je me suis globalement arrêté au Pavillon d'Or de Mishima (qui est très bien) et aux deux Murakami (Ryu garde de loin ma préférence, Haruki étant sans doute le plus occidental des écrivains nippons) auquel je peux ajouter le Tokyo Vice de Jake Adelstein (un jeune ricain devenu journaliste attaché à la police de la ville dans les années 90). C'est vers le cinéma et la musique que je me suis tourné. Du premier, il y a les maîtres Kurosawa et Ozu qu'on ne peut éviter, mais je voudrais plutôt citer le cinéaste contemporain Hirokazu Kore-Eda qui enchaine les films émouvants et touchants comme personne sur des situations familiales complexes dans une société qui manque d'attention aux autres et de solidarité (celle-ci n'apparait vraisemblablement que lors des énormes catastrophes telles que Fukushima, pour les drames individuels il faudra attendre) et d'autres films comme Eureka (Shinji Aoyama, 2000), Le tombeau des lucioles (Isao Takahata, 1988, film d'animation sur la seconde guerre pour le coup, produit par le Studio Ghibli qui ne m'a jamais trop intéressé), Cure et Tokyo Sonata (Kiyoshi Kurosawa, 1997 et 2008, un thriller pépite et un film tranche de vie sur le déclin de la société nippone via une famille), Tampopo (Juzo Itami, 1985, un film tout mims sur la cuisine) et mon sommet, un de mes trois films préférés, The Taste of Tea de Katsuhito Ishii (2004), un film sans pareil, aussi déjanté que posé, inventif que pensif, vraiment, un film à voir absolument si vous avez une once d'intérêt pour le cinéma et/ou le Japon.
La musique pour finir, j'y ai consacré une liste entière sur le site Senscritique avec plein de refs à écouter qui sont tout autant de trouvailles lors de mes séances ponctuelles de dig dans les internets et méandres de Youtube à essayer de traduire des signes d'un de leurs alphabets pour retrouver comment se nomme l'artiste pour nous autres occidentaux, bref, avec ça vous avez un bon point de départ, mais si je me dois de citer, allez, deux artistes nippons qui me viennent là tout de suite, le premier, celui avec qui tout a commencé c'est le producteur de jazztronica (hip hop très chill) Nujabes, présent sur la bande-son du manga Samurai Champloo (et notamment son générique), qui a bercé tant et tant de mes jours et de mes nuits. Et en second, il y a le groupe de dream pop Fishmans, dont l'album live de 98 est un point cardinal auquel je reviens sans cesse. Pour le reste je vous laisse consulter ma liste de recommandations sur Senscritique.
L'Arabie c'est où dîtes ? – C'est par Là Mec !
Derrière ce titre qui n'a aucun lien avec la choucroute, statement : le Japon est une destination tendance. Difficile à nier vue l'augmentation des fréquentations touristiques du pays en constante progression (hors période COVID où le pays était verrouillé de chez verrouillé), dont les sites « incontournables » sont bondés et pourtant l'objectif des pouvoirs publics clair : faire encore mieux que le record de l'année 2019 (24M de visiteurs en 2016, 31,9M en 2019 contre 90M pour la France, encore en tête des destinations pour des raisons obscures qui m'échappent, le pays continue visiblement d'en faire rêver certains). Que ce soient ses temples, ses cerisiers, ses portes Shinto rouge plantées dans un lac au pied du mont Fuji, le Mont Fuji lui-même, ses sushis, sa Golden Route (Tokyo-Kyoto-Osaka), sa culture manga ou jeux-vidéos, ses mégalopoles ou son dépaysement assuré, le Japon offre en plus d'une monnaie (le yen) extrêmement faible depuis le début de cette année 2024, de multiples atouts attractifs. Paradoxe intéressant que ce pays qui s'ouvre de plus en plus aux touristes étrangers, lui qui a été hostile à toute incursion jusque 1854 (le sakoku « fermeture du pays » littéralement) mais s'ouvre-t-il vraiment ? Difficile de l'affirmer. En tout cas, ce qui m'a semblé primordial à moi, ce n'est pas tant de respecter LA route que nombre de touristes suivent pour avoir « l'aperçu idéal » de ce qu'est le pays dans toute sa diversité (méga-ville vs cambrousse désertée, temples d'une rare beauté dans les deux) mais plutôt comme je le pratiquais en Italie, de
vivre au rythme des japonais, implanté ici un mois, là deux autres semaines, pour comprendre et ressentir un peu mieux ce quotidien à 12 000 bornes de chez nous.
Alors certes ce n'était pas le plan originel qui était de camper comme un shlag, sac à dos/tente sur le dos, en prenant les trains locaux jusque Kyushu et vaille que vaille, merci la chute à vélo corse pour ce bouleversement, mais quelque part, ce nouveau programme d'urgence m'a semblé bien approprié également à un désir de 1) me reposer et 2) avoir une expérience plus « profonde » (si cela était possible) de la société nippone.
Un mois à Tokyo
Un peu à la manière de la Golden Route, il doit y avoir un parcours dans Tokyo pour boucler les sites historiques, musées et quartiers de manière optimale, chose dont j'ignore tout au moment où je pose pied à l'aéroport d'Haneda (jusqu'à maintenant d'ailleurs) après treize heures de vol où le premier détail qui m'a frappé depuis Roissy c'est que plus de la moitié de l'avion (tous les japonais en fait) ont envoyé valser leurs godillots minute une et plongé dans une paire de pantoufles pour se mettre bieeeng pendant toute la durée du vol, un peu comme chez eux, vous savez, on rentre dans le p'tit sas après l'entrée, on retire ses chaussures qui puent le rat et on circule dans le reste de la baraque à pieds nus, chaussettes, charentaises bref. Autre truc durant le vol, c'est qu'ils y vont sur la bibine les saligots. Parce que le long courrier vous propose des pauses fraicheurs régulières, je me suis senti lésé quand aux voisins de rangée qui buvaient Kirin ou Sapporo on leur filait une canouche et mizote, qui quémandait un banal coca, on m'prenait pour un bébé et me versait une demi-canette dans un gobelet de plastique, ah ça non ! Bref on est à Haneda (premier aéroport de la mégalopole de Tokyo qui compte aux bas mots 38 MILLIONS d'habitants, le second étant Narita, un peu plus éloigné), on a récupéré nos valises, la douane les fouille, tamponne votre passeport sans les façons et questions de ses homologues ricains et puis là, on descend sur les voies de trains et cie, et c'est le grand bassin. Ecoliers de partout, salary (wo)men, voyageurs qui rentrent à la casbah, c'est la Ligne 13 mais dans le 13ème ? Hopopo, non non, bienvenu à Tokyo. Après votre premier succès à l'automate pour ne serait-ce que passer le logiciel en anglais, vous filez à travers les idéogrammes sans rien comprendre à ce qui vous entoure et vous arrive, et c'est là, à ce moment précis, que vous commencez à comprendre où vous êtes vraiment, bin oui je suis arrivé au Japon, pour de vrai, un pays qui a non pas un ni deux ni trois mais quatre alphabets (en comptant le romaji, c'est à dire notre alphabet latin à nous, que j'ajoute à l'hiragana, au kanji et au katakana qui ont chacun leur utilité et leurs spécificités). Petit plus, bon il faut que je rende honneur aux développeurs du réseau de transports tokyoïtes parce qu'ils ont bien bossé les bougrillons à nous traduire à quelques endroits clés en romaji le nom des stations et les annonces en anglais quand on arrive à quai, j'imagine même pas la panade que ça devait être avant ça. Et puis y'a aussi le code couleur pour les lignes et leurs deux lettres en abréviation (la compagnie qui l'opère – elles sont plusieurs à se partager la métropole, comme si la RATP avait des concurrents en région parigot quoi – et le nom de la ligne/sa destination) et pour les stations encore plus simple : un chiffre ! Ce qui fait que si tu viens d'arriver à la 22, que t'es parti de la 19 et que tu voulais aller à la 17 bin fais vite demi-tour mon coco. Autre truc cool, merci, un pass, un pass pour les gouverner tous. Passmo est donc la carte qui vous permet de payer vos déplacements en bus, tram, train ou métro dans toute la métropole qu'importe la compagnie (en plus ça fonctionne en dehors de Tokyo suivant quelques lignes) ! Elle existe en physique ou vous pouvez la télécharger sur votre GSM (plus pratique à recharger en vrai, plutôt que d'aller au guichet ou à l'automate) et l'avoir sur votre Apple watch ou la puce bionique que vous venez de vous greffer au poignet comme une légende, bref, la technologie c'est pas mal parfois.
J'arrive à Nippori après une petite heure de voyage, un petit quartier tranquillou au nord du centre névralgique de Tokyo (sa gare au milieu de la ville qui doit être zimmense, son palais de Kokyo, j'parle de tout ça mais j'y ai pas mis un pied loul) et le charme opère immédiatement. Pour ma première semaine je loge dans un minuscule appart réduit à son strict minimum, salle de bain et chiotte format cercueil, un lit, une plaque chauffante et un frigo, une TV que j'ignore d'emblée, un placard et roulez jeunesse, le genre de pied à terre typique pour les business men en déplacement sur la capitale.
Mais tandis que je m'aventure au dehors je me rends compte que je suis dans un quartier trop mignon ma parole ! Il me faut juste voir ces enseignes lumineuses dont je ne comprends absolument pas le sens, qui pourraient aussi bien indiqué le Club de bridge local de l'amicale Le Peniste expatriée qu'un salon de coiffure (comme en France, il y en a un nombre incalculable), pour me ravir, me faire chavirer et me transporter. Sauf que j'y suis. Et qu'au bout de la rue, ce n'est pas la fin du décor façon Truman Show, c'est une invitation à un nouveau voyage, un nouvel océan de découvertes qui attend qu'on y plonge.
Alors je me suis débarrassé de ma valise trop lourde, je marche nuitamment, je visite une supérette, puis, larmichette, mon premier konbini (épicerie de quartier, souvent franchisée par Lawson, 7Eleven ou FamilyMart, dans lequel on retrouve tous les produits de première nécessité). Là où ça devient plus complexe, c'est dans l'un ou l'autre ou devant le restaurant dont on ne devine guère la spécialité, que la barrière de la langue est omniprésente. Moi qui ne supporte pas ce qui vient de la mer, je reste longtemps accroché à mon traducteur pour comprendre de quoi il retourne sur ce plat préparé à réchauffer exhumé d'un rayon confus ou sur la carte lapidaire du restaurant dans lequel la meilleure des solutions est encore de s'engouffrer, s'asseoir à un tabouret et de regarder ce qu'on y mange autour de vous. Et j'ai passé mes premiers jours ainsi, à m'imprégner, ne réalisant pas tout à fait, mais toujours un peu plus, que je n'étais plus en Corse, ni à Lille ou Paris, mais pour un peu plus d'un mois à Tokyo, dans cette ville immense, où une myriade de petites choses font rire l'occidental que je suis, pas parce qu'elles sont drôles en soi, mais parce que je les vérifie, et que ça concorde avec la légende que mangas, jeux-vidéos, animés, musique, livres, films et internet ont écrit en un rêve unique et diffus d'une vingtaine d'années. C'est un sentiment unique que d'arriver là où on a toujours eu envie d'aller.
Chacun sa banlieue, la mienne je l'aime
Alors j'ai rapidement passé ma semaine à Nippori avant de m'extrader dans une chambre bien plus loin, à une grosse demi-heure à l'ouest de la gare de Shinjuku, soit une petite heure du centre. Cette chambre j'ai eu la chance de la louer pour un mois et une somme dérisoire (450 rondelles). En contrepartie, elle est dans un quartier qui, pour la majorité des touristes, n'a nul intérêt en plus de rallonger considérablement leurs temps de trajet vers tout ce qui pourrait les animer. Mais ce n'était pas mon cas, et même avant d'y arriver, j'étais d'emblée conquis par la proposition de loger un mois à l'abri du feu d'artifice tokyoïte, sur une musique définitivement plus lente, bien plus en accord avec l'image que j'avais moi de la capitale que ses quartiers de Shibuya, Shinjuku ou Ginza où se toisent les gratte-ciels façon New York City. Parce que cette vie sans vague et d'un calme ! (on y reviendra mais une fois sorti du chaos d'une grande gare ou d'un Akihabara, on entendrait les mouches voler, circulation réduite à peau de chagrin, personne ne moufte dans les rues, pas de klaxon ou de cri, c'est vraiment pas le même sport qu'en occident) recèle également son lot de récompenses. J'en veux pour preuve les minuscules bouis-bouis tenus par la grand-mère où on s'arrête manger, les micros temples nichés entre deux baraques foutraques qui reposent l'une sur l'autre, un cimetière vert et parcouru d'encens, et une foule de petits détails d'urbanisme, d'agencements des maisons, de leurs jardins, potagers, des parcs, des chemins, routes, ruelles qui y mènent, qui me régalent tout simplement. Et puis il y a les odeurs. Avec la chaleur de ce mois d'octobre (avec des pics au-delà des 30 degrés), il y avait une odeur florale que je n'avais senti de ma vie qui inondait les rues et dont je ne réussissais pas à trouver la provenance exacte. Ce sont les fleurs de l'olivier odorant (kinmokusei) qu'on retrouve un peu partout dans les jardins nippons qui produisent cette odeur légèrement sucrée mais là mes compétences en matière de langue française et de nez me limitent à vous dire qu'elle était sans pareil. Et puis il y a le thé dont on capte quelques effluves, la sauce soja qui vient d'être versé sur des légumes au fond d'une poêle chaude, les grillades (ou yakitori) qui dorent sur le charbon de bois, des parfums très naturels, organiques, qui vous montrent également que le pays et sa population sont à des lieues de la culture Françoise du parfum à gogo. Non ici il y a l'encens, pour la tombe ou la maison qu'on vide, de façon à la purifier et rendre hommage au mort, il y a le bouillon ou la soupe miso et la lessive qui sèche quotidiennement aux minuscules balcons de chaque micro logement. La cloche du passage à niveau tinte, le passage des trains est permanent et emmène d'un côté ou de l'autre ses voyageurs tantôt vers le cœur de Tokyo ou vers ses banlieues qui ne se réveillent jamais tout à fait. Et j'm'aventure en elles. Parce que comme je le disais,
ce qui m'importe ce ne sont pas tant les musées, les sites ou les restaurants recommandés que la supérette, le bar du coin ou le temple abandonné.
Ma course est motivée par une chaine notamment de produits de seconde main, la franchise Hard-Off s'occupe de vendre tout ce qu'on peut trouver dans une maison, des cosmétiques aux loisirs en passant par meubles et décorations à des prix variés. Et de magasin en magasin, dans ce pays qui consacre une grande importance me semble-t-il à la vie des objets, à leur utilité, leur qualité (de fabrication, de design), la seconde vie de ce ramassis de trucs improbables est aussi primordiale qu'un portrait en creux de ce qu'est la vie japonaise, ce qu'on achète, ce dont on se débarrasse.
Alors il y a dans ces magasins immenses une partie nommée « Junk » pour rebuts ou indésirables, c'est à dire tous les objets défectueux ou dont l'état n'est pas garanti et dans ses bacs on trouve des jeux-vidéos en pagaille, des appareils photos cabossés, des ordinateurs qui n'ont plus surfé depuis des années, des guitares sans chevalet, des vinyles trop écoutés, des câbles solitaires, bref, vous voyez le genre. Et puis il y a des vitrines, chaque magasin a son coin luxueux où vous retrouverez tous les sacs Vuitton, Chanel et compagnie que les clients d'il y a une décennie emportaient de la rue St Honoré. D'immenses portants ploient sous les fringues, des rayons entiers exposent une vaisselle dépareillée (mes préférées si je puis dire, les petites tasses et bols faits main mamamia), après les clubs de golf et les battes de baseball on retrouve de vieilles consoles de jeux et des tas de cartouches qui n'ont jamais été publiées en dehors du pays, quel régal pour moi, qui passionné par les jeux rétro (sans pour autant beaucoup y jouer désormais), de tomber sur tel ou tel opus dans sa version d'origine nippone et à des prix dérisoires comme presque tout le contenu de ces magasins. Vous l'avez compris, on trouve de tout dans ces enseignes et elles m'ont motivé à me rendre dans les coins les plus paumés et éloignés de la banlieue, repartant souvent le sac vide mais toujours heureux du déplacement et d'avoir pu mettre quelques images sur une nouvelle zone de la carte.
Le japonais
Bon là on entame un morceau difficile où je devrais essayer de vous dire combien ils sont bizarres, pas comme nous et attendrissants aussi à la fois, alors je vais le faire en prenant des pincettes pour pas tomber dans le cliché d'ils sont tous petits, qu'avec leurs yeux bridés on voit pas où ils regardent, qu'on reconnaît pas leurs couteaux de leurs fourchettes etc.
Première chose qui saute aux yeux en arrivant ici c'est la discipline collective. Je veux dire par là que cette discipline collective est le fruit d'une éducation et le poids du regard d'une société. On remarque dès les premiers trains qu'il y a des codes très simples, des endroits précis où attendre en rang sur les quais de façon à laisser les voyageurs sortir de la rame avant d'y pénétrer par exemple, le sac à dos porté sur le ventre et non sur le dos afin de ne pas gêner une personne derrière nous, le masque chirurgicale ultra présent dans les transports (mais dans l'espace public aussi de manière générale, comme s'il s'agissait de ne pas se rendre visible, identifiable plus que de se préserver soi ou les autres d'une quelconque maladie), pas de regard fixe sur une personne inconnue, à la moindre bousculade ou effleurement une profusion d'excuses.
Les influenceurs se régalent à nous sevrer de ces vidéos sur « ces quatre choses à ne pas faire au Japon », type se moucher en public, manger en marchant, se brider les yeux avec l'index en leur parlant ou chier sur le trottoir un samedi à 13h30 au milieu d'une foule.
Rien de fou dans l'absolu, ni rien de choquant ou de répréhensible pour qui viole l'interdit tacite mais une pression constante qui titille le français que je suis au passage-piéton quand de part et d'autre la rue est vide et que les nippons attendent sagement en rangs d'oignon que leur feu passe au vert. Oui, sans surprise, j'ai cédé bien des fois et traversé sauvagement ainsi que le danger a toujours fait battre mon 'tit cœur, sous les yeux scandalisés de l'assistance qui n'en laissait rien paraître sinon que je supputais leur jugement intérieur « encore un gaijin (étranger) qui dévoie nos jeunes avec ses manières... ».
J'ai parlé d'éducation, mais il me semble que l'adage « l'unité fait la force » est un mantra puissant de la société japonaise qui a trouvé une de ses meilleures mais aussi plus sombres illustrations lors de la seconde guerre mondiale. Le pays est alors dirigé par l'empereur Hirohito qui se réclame de sang divin et propulse la nation choisie par les Dieux pour régner sur terre et à la tête d'un projet de restructuration significative des pays voisins non consentants (dont la Chine, les Philippines ou la Corée). Addition salée puisque de vagues estimations font passer la note de ce délire collectif duquel à peine quelques infimes voix contestataires ont émergé (on est bien loin de la légende France résistante, elle-même bien loin de... la réalité) à environ plus de 20 millions de morts, essentiellement civils soit nettement plus que les victimes des camps de la mort nazis estimées à 6 millions. Unité de corps et d'esprit pour le peuple avec cette vision hallucinée qu'on est tenté de rapprocher du projet du chancelier Hitler et de l'engouement populaire qu'il a trouvé auprès de nombreux européens de l'époque, seulement je pense qu'il y a un facteur de soumission bien plus puissant à l'oeuvre sur la société japonaise, toujours présent de nos jours. Qui dit soumission, dit domination d'un ordre tacite, d'un lot de contraintes qui font ployer l'individu de sorte à ce qu'il rentre dans un moule et ne fasse pas de vagues, accorde son consensus à un état de faits qui le dépasse et qu'il ne faut surtout pas remettre en question. Au Japon, il y a un tas de choses à faire et ne pas faire. Ce sont de petites choses apprises très tôt, qu'on ne peut pas nécessairement deviner, des formulations dont la langue est bourrée (des manières de s'adresser à un ainé, un cadet, quelqu'un de familier) et qui font de la culture et du savoir-vivre nippon, un truc très à part, typique et intéressant. En cette unité, même si la compétition fait rage, notamment dans les entreprises et les écoles pour décrocher l'excellence et le sommet, il y a un sport qui réunit tout le pays et qui illustre parfaitement cette esprit d'équipe et l'importance des performances individuelles, que chacun tienne sa partition, il s'agit du baseball. Sport le plus populaire de l'archipel, le championnat nippon produit des talents (Shohei Ohtani, de loin meilleur joueur de sa génération joue pour les Los Angeles Dodgers en compagnie de Yoshinobu Yamamoto avec qui il a remporté le titre ultime de champions américains cette année) qui s'exportent et fédère autant que promeut un ensemble de valeurs tels que l'esprit d'équipe et la combattivité acharné.
Et puis il y a un calme japonais. Je ne vais pas pousser jusqu'à parler de zen mais une forme de sérénité, d'emprise et contrôle sur soi sont à l'oeuvre pour la plupart de ces gens et c'est même visible chez les bambins que j'ai rarement vu pleurer ou faire des manières (en fait, que j'en ai pas trop vu tout court puisqu'une poussette sur deux contient un clébard). Un calme qui va de la rame de métro/train (ou ça scrolle ou ça rompiche profondément de toutes façons, c'est à se demander si tout le monde habite au terminus ou si y'a vraiment des gens qui se réveillent en ayant fait leur nuit de tour de métro et repartent à la fraiche au boulot le lendemain), matin comme soir, jusque dans la rue où pas un mot n'est prononcé plus haut que l'autre. Même dans la circulation, c'est inhabituel d'entendre un klaxon ou une sonnette de vélo qui attend derrière vous. À ce titre, les vélos sont omniprésents à Tokyo. Souvent ils circulent sur les trottoirs (qui sont déjà pas bien épais) mais toujours respectueux des piétons. Les mamans (bien souvent ce sont elles, à la maison à s'occuper des enfants) vont chercher les enfants à l'école avec de lourds et longs engins où la progéniture unique siège à ses côtés tandis que les jeunes écoliers et écolières rentrent à leur tour des cours en meute à toute allure. De manière générale, aux alentours des gares, il y a des parkings à vélo bourrés comme vous n'en avez jamais vu et même si le réseau bus/train/métro est top, le peu de dénivelé de la ville invite vraiment à la rouler.
Après tout ce que j'en ai dit, il me faut aborder les limites de cette société, car poids et domination viennent toujours faire exploser certains individus. Il est bien connu que la fin de semaine métamorphose l'employé de bureau en ivrogne laissé pour mort sur le caniveau d'un quartier comme Kabukicho. Ce besoin de relâcher la pression a créé un éventail énorme de façons de le faire. Outre les divertissements télévisuels et leur production dont le pays s'est fait maître (dois-je rappeler que le concept de l'émission Lol qui rit sort nous vient tout droit d'ici ? Je pense également à Takeshi's Castle, ce genre de Fort Boyard où des glands anonymes se ridiculisent sur des épreuves glissantes ou impossibles pour la bonne joie du téléspectateur, ou encore cette madeleine qu'est pour moi l'émission annuelle Batsu Game – diffusée à chaque nouvel an – où une bande d'humoristes – dont le principal, Matsumoto Hitoshi vient d'être inculpé de viol sur deux collaboratrices – ne doivent pas rire pendant 24h, ce à quoi l'équipe de production prépare une myriade de gags grotesques et de guests pour les faire craquer le plus de fois possible – et à chaque craquage ils sont punis, batsu signifie punition – dans une journée à thème), que ce soit par le sport (le golf est trèèès populaire ici, pratiqué dans des cages immenses dédiées ou dans des espaces au sommet des buildings), le karaoké (bien souvent alcoolisé), le recours aux hôtesses (pour tout genre de prestation afin de tromper la solitude et l'isolement très fort qu'induit la culture nippone de ne pas déranger autrui, on va de la simple discussion aux services sexuels et plus si affinité), il y a les jeux-vidéo qui sont extrêmement populaires ici, avec des salles d'arcade dédiées, bref tout un éventail de possibles. Ce besoin de relâcher, s'il n'est pas satisfait peut conduire à des mises en danger, de soi ou d'autrui, ainsi il n'est pas rare de voir dans les faits divers des drames. Le suicide reste la première cause de mortalité pour les hommes de 20 à 44 ans (presque 22 000 en 2022, sexe confondu). Le monde du travail est également connu pour ses périodes de crunch, et également ses victimes, on parle de karoshi, décès par surmenage et arrêt cardiaque (environ 200 par an). En 2016, 22% des actifs déclaraient travailler plus de 50h par semaine et ne prendre au maximum que 9 jours de congés par an. Autre point relatif au travail, 1 travailleur sur 10 a dépassé l'âge de partir en retraite. S'il faut mettre un peu de perspective à ce chiffre car les pensions sont plus basses qu'en France et qu'il y a un fort esprit de mobilisation chez de nombreuses personnes âgées ou bien pour continuer à se rendre utile ou bien pour garder un contact avec la société, il y a derrière cela un vrai problème de pauvreté qui touche en premier lieu les personnes les plus fragiles. Derrière l'attendrissement que j'ai pu ressentir en voyant un couple qui devait souffler dans pas longtemps leurs 80 bougies, je me suis rattrapé par une probable réalité économique qui consiste pour eux à boucler les fins de mois. Avec ses vieux au boulot, difficile de ne pas remarquer qu'il y a un vieillissement très prononcé de la population japonaise et c'est d'autant plus marqué quand vous quittez petit à petit le centre de la ville. En 2019, plus de 28% de la population avait plus de 65 ans ! Ayant parlé d'isolement, on compterait par ailleurs qu'environ 39% des ménages soient composés d'une seule personne et seulement 23% de deux parents + enfant(s). Le taux de célibat augmente quant à lui chaque année, touchant les deux sexes et atteint quasiment les 45% des majeurs.
Enfin je voudrais terminer par la langue qui, bien sûr, est imbitable pour nous autres, n'ayant aucun lien et pas le moindre avec nos langues latines. Si sa transcription complexe vient notamment du fait qu'elle était à l'origine une langue parlée et non écrite, le japonais a quand même une véritable beauté dans la façon dont il met des termes précis sur des sentiments ou des moments plus vagues ou simplement des particularités de sa société. J'ai parlé plus haut des jeunes qui vivent reclus (souvent avec une fuite dans un monde imaginaire fait de jeux-vidéo ou de mangas), ce sont précisément les hikikomori. Le p'tit coup à boire en sortant du taf qui se termine en traquenard ? Le nomikai. Mais il y a des termes beaucoup plus fins, je vous laisse apprécier une brève sélection :
un sentiment nostalgique qui vous rend triste et vous serre le cœur > setsunai
votre raison d'être, motivation pour vous lever chaque jour > ikigai
le vent glacé qui annonce l'hiver > kogarashi
un livre qu'on ne va jamais finir et qui va rejoindre la pile des infinis > tsundoku
Le syndrome de Stockholm
Dans ce point, je voudrais parler de l'influence considérable de l'occident (USA et Europe) sur ce pays qui paradoxalement a été historiquement fermé à toute influence occidentale jusque 1854. Entendu que les USA ont traumatisé avec leurs deux bombes l'archipel en 45, ils ont occupé par la suite et jusqu'en 1952 le pays, passé sous la direction du général MacArthur, un pays en ruines et en proie à la famine, au marché noir, jusque les années 60/70 où la reconstruction effective propulse le Japon sur les devants de la scène notamment grâce à sa force de travail, la qualité de ses fabrications et un yen revalué. Bien sûr l'occupation américaine a laissé des traces, culturellement parlant. Une île comme Okinawa (tout au sud du Japon, détachée du principal agrégat d'îles du pays) est souvent citée pour être un mélange hawaïen de ses deux influences, l'île nippone ayant abritée une base militaire américaine. Musicalement, la première chose qui me vient à l'esprit, c'est l'intégration de la guitare électrique dans le paysage sonore nippon, avec un artiste comme Takeshi Terauchi au tout début des années 60 qui nous sort de la surf music façon Dick Dale avec un léger décalage qui marquera toutes les productions électriques du pays puisant leur inspiration dans des imports US ou UK pour le rock. J'en ai disserté plus longuement dans cet article destiné aux Beatles japonais d'Happy End mais on pouvait retrouver des « copies » de pas mal de groupes connus également au Japon. En parlant de copie, le pays s'est également fait maître dans l'art d'en produire à prix beaucoup plus attractifs durant ces mêmes années. Dans les domaines qui m'intéressent, Seiko reprend sans scrupule les esthétiques des grandes maisons horlogères suisses, pour la photo, Canon et Nikon copient les télémètres allemands de chez Leica avant de développer leurs gammes d'appareils réflex et pas plus tard qu'aujourd'hui, j'ai vu une Honda Giorno, inspirée évidemment du succès italien à deux roues, la Vespa.
Mais ce qui m'a surtout soufflé ce petit point, c'est qu'outre le fait que les japs ont adopté les spaghettis qu'ils mangent froid (en salade de pattes genre) ou chaud dans un plat s'inspirant visuellement de celui de leur pays natal, leur succès tenant sûrement pour leur cousinage avec les nouilles ; que la mode américaine a encore le vent en poupe dans les boutiques de neuf et friperies pour la jeunesse nippone (des marques comme Carhartt, Dickies, Patagonia, Levi's, Supreme, The North Face, New Era) ; eh bien le français a encore de beaux jours devant lui ici.
Combien de fois, au juste, j'ai vu des frontons arborer un blaze français ? Des centaines. Les premières fois c'est amusant parce que souvent ça ne veut même rien dire ou alors c'est des références très niche (je me souviens d'un bar Pépé le moko à Nippori, un film avec Gabin) et puis ça finit par agacer, voire définitivement vous saouler de vous rendre compte que votre langue a, au-delà de son exotisme, un pouvoir marketing indéniable sur la population japonaise.
Et donc l'astuce est réutilisée à foison, sortez n'importe quel article avec un nom à consonance française et ça se vendra ! Tout cela sans parler de la légion LVMH surpuissante en ces terres car toute femme qui se respecte porte un sac à main d'un de ses marques. Michael Kors, Kate Spade et Coach ? De la merde américaine sans cachet ! Non non, ici Vuitton, Chanel, St Laurent, Dior et consorts qui ont le vent en poupe. L'Occitane en Provence a la côte aussi. J'ai par ailleurs été surpris de ne pas voir de boulangerie Paul tellement il est facile de trouver des baguettes (le pain hein) ici. Comme vous le voyez, quelques influences ont percé.
Pourtant d'un autre côté, le Japon reste un pays très hermétique je dois le reconnaître. Non seulement sa culture très forte, ses codes puissants encore à l'oeuvre et ses langues omniprésentes dans l'espace public et les plus petits échanges d'usage ne facilitent pas la tâche d'un touriste, mais cela s'avère franchement décourageant pour qui souhaiterait s'y installer. Je prends pour exemple les simples contacts qu'on pourrait avoir avec autrui. D'un côté, si vous demandez de l'aide pour trouver un automate à un japonais, il y a des chances pour que celui-ci vous y conduise de la manière la plus serviable qui soit, de l'autre, il m'est arrivé à plusieurs reprises d'essayer d'étendre la conversation et de rapidement me retrouver face à de la gêne, du malaise et une fin rapide de l'échange, comme si nous ne pouvions pas, par notre statut d'inconnus, notre rang (par exemple lui japonais, moi non, elle senior, moi junior, etc), avoir cette discussion. Cela s'est révélé pénible, lourd, tout au long du séjour, moi qui suis habitué là où je vais à en apprendre plus sur les lieux que je traverse par la population locale mais le fait également que je ne parlais pas du tout leur langue. Au Japon, je dois bien avouer que j'ai trouvé porte close à cet égard et que les conversations que j'ai pu avoir ont toutes été par traducteur interposé sur nos téléphones (car vraiment rares étaient les personnes qui maitrisaient l'anglais) tout en se comptant sur la moitié des doigts de la main. Outre cela, Tokyo n'apparait pas très mixte, mais cela, à l'image du pays. Le Japon comporte moins de 2% de population non japonaise, dont majoritairement des chinois et des coréens (tiens tiens, deux anciennes colonies, pour autant ne vous attendez pas à trouver ni un Chinatown ni un Koreatown façon NYC ou quelconque autre quartier dédié à une communauté à Tokyo) et il est toujours très mal vu (au moins dans les anciennes mœurs et les familles tradi) de se mélanger avec les étrangers. Au Japon, le métissage n'est pas vraiment perçu comme une valeur ajoutée pour l'enfant ou le couple mais comme une dissolution ou une trahison de son origine et il me faut ajouter que la représentation sociale (et le qu'en dira-t-on) dans le pays est un poids dans la conscience nippone dont on a pas idée. Moins de 1,5% des femmes japonaises sont aujourd'hui mariées à des étrangers.
En fait, si j'en crois mes recherches sur le caractère nippon, des témoignages de japonais parlent d'un esprit conservateur, d'un respect de l'ordre établi et existant qu'il ne faut pas déranger (on peut le comprendre à la fois dans les relations avec les étrangers et le fait que la société japonaise est très auto-centrée, mais aussi par des choses plus matérielles, l'abandon de certaines maisons à la nature parce qu'il n'y a plus personne pour vivre dedans).
Mode
Un petit mot sur la fringue parce que ça m'importe et que j'ai trouvé ici quelques trucs bien cool en fripe (bon les maillots de baseball c'était obligé, ils ont trop la classe) et d'autres... Evidemment il y a de tout dans les looks, on est à Tokyo, il y a des nanas qui s'habillent en doll, d'autres en gothiques, mais de manière générale, je suis tenté de dire que
le sens de la mode japonaise, est à la fois basique (Uniqlo ou bien en est un bon exemple, ou bien l'a dicté, je ne sais) et m'évoque bizarrement les goûts de mon daron daltonien en stade terminal.
Oui, j'ose le dire, il y a un truc qui va pas dans les couleurs choisies et associées des outfits de la plupart des gens (en tout cas ceux qui ne sont pas en costume de boulot). Outre les couleurs, il me faut noter que les pantalons se portent souvent très larges ici et le baggy de nos années 2000 a encore de beaux jours devant lui sous le soleil levant. Jusqu'à un certain point également, les baskets (sneakers) très populaires ici sont aussi les plus étranges. Celles sans lacet, qu'on enfile simplement, je le comprends maintenant trouvent leur praticité quand on rentre chez soi ou chez autrui et qu'il n'est pas besoin de s'asseoir et défaire ses nœuds, hop on envoie valser la Crocs et terminé bonsoir.
Question maquillage, pour ces dames, le teint blanchâtre est encore d'actualité quand bien même il jurerait avec la carnation de vos mains. Je le jure, plus d'une fois une maquilleuse d'un Sephora ferait un AVC ici. Mais je me faisais la réflexion suivante : il est certes entendu que le teint pâle est en rapport avec la noblesse (nous on pense plus volontiers peut-être aux geishas ou aux acteurs de théâtre) mais est-ce rapport à l'exposition au soleil qui tannait la peau des pécores dans leurs champs alors que les riches étaient bien à l'abri des UV dans leurs immenses châteaux ? De là, il me faut relever qu'on croise énormément de gens qui se protègent du soleil (par un parapluie, par des chapeaux larges ou carrément des sortes de cagoules ou voile opaques un peu style moyen-orient) au contraire de notre chez-nous où au moindre rayon on va faire bronzer le next summer body. De manière générale, les femmes japonaises couvrent beaucoup leur corps. Je dis bien les femmes, car chez les jeunes filles la tendance est relativement inverse et les jupes portées très courtes. Les écolières notamment portant l'uniforme propre à leur école (la base nationale est la même mais les couleurs, la coupe varient) ont différentes façons de porter telle ou telle pièce (jupe plus ou moins haute pour découvrir les cuisses, pull plus ou moins ample pour flotter dedans et se donner un style, chaussettes hautes ou non etc). J'ai été surpris de voir quelques rares écolières en pantalon, preuve qu'il y a peut-être un peu de changement dans les règles imposées. En revanche ce contraste jeune et court et plus âgé et long m'interpelle, car aussi rare qu'une écolière en pantalon, une femme en âge mûr en mini jupe est exceptionnel. Du constat où donc les femmes d'âge mûr ont tendance à masquer leur corps (quand bien même la société nippone vit comme un camé aux crochets de la mode occidentale qui est plutôt dans une tendance à se découvrir et montrer ses formes), il ne me surprend pas que le mythe et fantasme très puissant de la petite écolière soit répandu chez les hommes en soif de matage et de chair fraiche.
Kazuo-san et les chats
Après quelques jours dans le quartier de Nippori, je me dirige vers ma seconde piaule, une aubaine dans la banlieue de Tokyo, dans un quartier de Nerima, au pied de la station Musashi-Seki. Avant de louer cette chambre via Airbnb (dont l'offre n'est pas du tout aussi développée que chez nous) à un tarif aberrant (moins de 450€ le mois tout compris), je me dis qu'il y a quelque chose qui cloche et que le quartier doit être malfamé, mais un rapide tour sur Streetview me montre l'exact contraire, nous avons affaire au plus paisible des coins reculés (en fait, il serait à mi-chemin de la banlieue ouest la plus lointaine). Bon ça tombe bien car c'est exactement ce que je recherche. Je veux dire que j'ai une clavicule en vrac, nerveusement j'ai besoin de calme et de repos, de tranquillité, et pas du rush permanent d'un point chaud style Shibuya ou Shinjuku, donc Musashi-Seki me va comme un gant. Là-bas je suis accueilli par le propriétaire des lieux, Kazuo-san. Vraisemblablement marié à une française dont je n'ai réussi qu'à tirer un « bonjour » étonné un matin alors qu'elle se préparait à s'enfuir, Kazuo-san est souvent seul. D'un côté l'entretien de son logement (qui occupe les deux derniers étages d'un petit immeuble) et des 4 ou 5 chambres qu'il met en location lui prend du temps, de l'autre, il est dans son salon uniquement composé d'une table à manger à l'occidentale et d'un immense téléviseur où défilent des vidéos de chat. Le type a l'âge de mon daron, une bonne soixantaine, et son amour quotidien, sa dose de bonheur lui provient de ses deux chats, Mocha (prononcez Moka en fait) et Tari, deux énormes patapoufs qui n'en foutent pas une et dorment toute la journée.
Le jour où il m'a accueilli, Kazuo-san a sorti son téléphone (dans le genre pliant Samsung fold là) et j'ai ri si fort intérieurement en voyant un portrait de chacun des matous dédaigneux sur les deux faces du téléphone que je ne pouvais que trouver ça trop kawaii (mignon).
Nul doute qu'aucun des deux poilus n'a Kazuo en fond d'écran sur son tel de chat mais c'est pour ça qu'on les aime ces p'tits cons. Bref, ailleurs dans la maison, on peut voir une feuille genre tableau de chasse de Mocha où Kazuo a dessiné la prise et annoté la date. L'animal ne doit pas être dans sa meilleure forme puisqu'un papillon et un cafard sont tombés au combat depuis juillet.
Au-delà de tout ça, je dois bien dire que je ne sais à peu près rien de Kazuo-san. Je veux dire que j'ai bien essayé de communiquer avec lui, mon amour des chats, mon intérêt pour le baseball, le football, le curry rice, il est marié à une française (sa prononciation de Strasbourg m'a achevé), bref, il y avait des ponts possibles, mais à l'image de toutes les autres personnes avec qui j'ai pu échanger deux mots, eh bien, ça s'est arrêté là.
Dérange-t-on le japonais ? Le met-on mal à l'aise ? Sans doute un peu. Toujours est-il que le gap de langue est considérable. Seulement hier soir, alors que mon mois dans la capitale se terminait, une vieille et aimable caissière m'a parlé directement en anglais rudimentaire mais réglementaire, j'étais comme deux ronds de flan. Parce que absolument, je dis bien absolument, toutes les autres personnes avec qui j'ai dû parler, dans des bars, des restaurants, des magasins, dans la rue, des gares, des 7-Eleven, aucune n'avait le niveau d'anglais de votre neveu en primaire. Et je ne leur en veux pas. Il y a bien des années, j'ai fait un stage de langue à Firenze (merci popa) pour améliorer mon italien et s'y trouvaient deux japonais qui avaient les plus grandes difficultés du monde à comprendre, articuler et communiquer. Je ressens ces jours-ci la même déroute vis-à-vis du japonais, parce que cette langue n'a strictement rien à voir avec aucune de celles que j'ai le plaisir de parler. Qu'elle s'écrit avec 3 alphabets qui ne sont pas les miens et n'exprime tout simplement pas les choses de la même façon. Alors on se fait comprendre avec un traducteur en poche (merci les téléphones mobiles quand même, entre ça et l'app pour faire le change du yen en euro), ou quelques mots anglais qu'on grime comme un gros raciste en prononciation japonaise (par exemple Street Fighter devenant un Steulito Failletelu) et à chaque instant où on regarde désarmé son interlocuteur parce qu'on arrive pas à se comprendre, malgré l'an 2024 après le Christ, on a l'air bien con.
Trois trucs supers pratiques
Le Japon compte plus de 5 millions de distributeurs automatiques (pour presque 125M d'habitants). Ces derniers sont placés un peu partout, proche des gares, à la sortie des commerces, en zone péri-urbaine ou en rase campagne. Ils ne distribuent pas exclusivement des boissons rafraichissantes, mais aussi chaudes parfois, voire des repas chauds ou des friandises comme on en a l'habitude chez nous. Moins évident c'est de trouver des poubelles pour se délivrer du contenant vidé. En effet il est mission quasi impossible de trouver des poubelles publiques dans le pays, le nippon gardant ses déchets avec soi pour les jeter sur son lieu de travail ou au soir chez lui, certains distributeurs sont quand même jouxtés par des poubelles spéciales bouteilles en plastique et cannettes, parfois siglées par la marque du producteur qui entend bien récupérer ses boites. Il y a au sujet des distributeurs une superbe série d'un photographe de l'île nordique d'Hokkaido que je vous conseille de regarder. Ces photos montrent l'isolement de certaines machines mais ne doivent pas oublier d'en rappeler l'utilité pour les locaux qui effectuent de ponctuels petits ravitaillements avant de rentrer se barricader chez eux, été comme hiver.
Ensuite il y a les konbini. Il faut voir dans ce terme un convenience store, magasin ou épicerie d'appoint, de dépannage (c'est la traduction jap d'ailleurs) ouvert souvent 24/24h et tous les jours de la semaine. Il y en aurait plus de 55 000 dans tout le pays et il faut bien dire qu'ils ont changé la vie des japonais (en bien et en mal, en mal ils tuent une certaine forme de commerce de proximité en proposant absolument tout le nécessaire à la survie et en bien... bin c'est pratique, y'en a un jamais loin et ils ont toujours ce que vous cherchez, fortiche comême!). Implantés à la fin des années 60 sur le modèle américain, le succès n'est pas immédiat mais la petite taille des boutiques permet aux grandes chaines de supermarchés traditionnels de s'implanter dans chaque quartier. Proposant des plats préparés froids ou à réchauffer sur place (ou au bureau), le premier boom vient avec l'introduction de l'onigiri (boule de riz, enveloppée d'algue et parfois fourrée) dans ses ventes. Enfin, à partir des années 90, les magasins développent leurs services, on peut y payer ses factures, faire des photocopies, retirer de l'argent ou même déposer et envoyer des colis. Il me faut noter que si quasi tous les konbini disposent de toilettes « publiques », un certain nombre dispose d'un petit espace restauration où s'asseoir pour manger/réchauffer/boire ce que vous avez acheté avec de la wifi gratuite. J'ai lu au sujet de ces petits sanctuaires un court bouquin d'un auteur français qui y rend hommage, suivez le lien si ça vous intéresse.
Et enfin, en ordre de taille, on trouve le supermarché nippon. Ne connaissant pas toutes les franchises, il n'a parfois pas été simple de les repérer dans la capitale. En banlieue, les enseignes se démarquent mieux et on est moins susceptible de voir un immense espace tout clignotant dédié à vendre des robinets (quoique!). Bon le supermarché, il est comme chez nous en somme quoiqu'on retrouve un peu comme en Italie ou aux USA des magasins plus spécialisés dans les rayons hygiène/lessive/produits ménagers. Le rayon fruits et légume dévoile des emballages plastiques à gogo et des pôles boulangerie, poissonnerie ou viande, on aperçoit des ateliers où des employés sont affairés à toute heure à la préparation des produits qu'un second mettra en rayon dans quelques minutes. Ce qui étonne avec le supermarché jap, c'est la profusion de plats préparés et à quel point ils sont ancrés dans une routine quotidienne du travailleur qui rentre chez lui après sa journée (et ça a été mon cas aussi, c'est si simple). On y trouve de tout, sushi naturellement, nouilles sautées, bento (plateaux agrémentés à thème), du riz, des légumes marinés, des fruits frais découpés, des sandwichs, bref tout ce que vous pourrez imaginer (sauf peut-être de la choucroute ou un welsh) et à des prix plus que corrects.
Concernant la qualité, je ne suis pas Nutriscore et rien de ce que j'ai mangé ne m'a précipité aux chiottes (contrairement à deux ou trois restaus, je le déplore)
ni ne m'a ravi au point de ne bouffer plus que ça (exception faite des choco-cookies des konbini 7-Eleven), c'est juste pratique et économique.
Quartiers
Sans surprise la plupart des quartiers de la capitale sont construits autour de ses gares. C'est aussi vrai à Shibuya qu'à Koganei. On trouve une foule de boutiques en tout genre, de restaurants, supermarchés, chaines de fast-food pour qui rentre à n'importe quelle heure chez soi en ayant de quoi se sustenter. J'ai voyagé un peu partout dans la ville de Tokyo et voici rapidement les spécificités de chaque quartier :
Ginza est l'équivalent tokyoïte de la 5ème avenue de New York, version croisement avec Central Park pour le genre de boutique. Une foule se précipite et fait la queue pour pouvoir avoir accès aux enseignes de luxe que vous retrouverez partout ailleurs dans le monde. On y trouve aussi dans les artères secondaires une série de magasins de rachat-vente de ces mêmes pièces en cas de regret.
Akihabara est le quartier dédié aux consoles, jeux, tech et animés. Des boutiques qui s'étendent sur plusieurs étages se succèdent et proposent neuf ou d'occas des figurines à plus savoir quoi en faire, des cartes Pokémon, des consoles rétro, du jeu neuf. L'avenue principale est parsemée de jeunes hôtesses qui font rougir les geeks les plus aguerris du monde entier par leurs propositions de rester en contact contre quelques yen.
Shinjuku, comme tout quartier de gare, possède une fréquentation allant du clodo de base (parmi les rares que vous puissiez voir dans la capitale car la mendicité ne semble pas de mise) au costard trois pièces qui s'enfonce dans sa tour de verre de l'autre côté du moins recommandable quartier chaud de Kabukicho qui égraine tour à tour bar à hôtesses, boîtes de nuit lugubres et hôtels de passe sur fond de yakuza (mafia locale). Pour un portrait photo cinq étoiles de ce quartier, voir le livre Shinjuku Lost Child d'un de mes totographes préf.
Shibuya était autrefois le quartier hype par excellence, je vous parle de ça, il y a plus de vingt piges large, maintenant ça ressemble juste à un immense centre commercial avec en son centre le fameux passage-piéton qui est pas si impressionnant en fait. N'empêche que la vue sur l'horizon sans fin de la ville depuis une des tours de ce quartier laisse pantois.
Yanaka est un quartier vraiment touristique parce qu'il est vieux et conserve pas mal de temples et cimetières jouxtant des petites baraques typiques. Sa rue commerçante (Yanaka Ginza) est bourrée de touristes et de boutiques pour les satisfaire, on repassera.
Kichijoji était lui aussi un quartier d'hipster, plus récent que le premier cité, Dieu sait où ils ont migré de nos jours. On y retrouve plein de petites boutiques de créateurs, des friperies hors de prix ou des magasins pour parvenus mais aussi pas mal de petits restos encore tout à fait abordables et variés pour sauver le truc. Il y a le parc qu'on retrouve dans le manga GTO à deux encablures de la sortie de train et c'était proche de chez bibi, donc je m'y suis attaché.
Tsukishima est une île artificielle qui garde encore en son coeur (la rue Monja) une sélection de restos typiques et réputés de la cuisine locale tokyoïte. À mes yeux c'est déjà pourtant le combat de David contre Goliath pour savoir quand il disparaîtra tout à fait sous les flots des tours immenses qui l'enserrent puisque comme dans toutes les capitales, le prix du mètre carré est le nerf de la guerre.
Akabane est un autre coin très réputé pour tous ses restos mais moins menacé, version abordables et variés, à proximité il y a la rivière Ara-kawa et un parc aussi vert que désert qui la longe.
Sugima a cette image d'être le quartier des viocs et effectivement ils y sont plus nombreux qu'ailleurs donc on y retrouve plus de couches en devanture des boutiques qu'ailleurs et un goût pour les sapes surannées qui finiront tôt ou tard en friperie sur les épaules de nos jeunes. Sa longue rue commerçante est sympa et possède des petites quincailleries et autres qui ont l'air de ne pas avoir vu un client depuis le début de One Piece.
Du reste, j'ai visité entre autres Saitama, Tokorozawa, Tachikawa, Hachioji, Sagamihara ou la charmante petite ville de Sagamiko (tout se trouve à l'ouest de Tokyo) sise sur le lac Sagami (l'Annecy local si j'ose),
je dois avouer que j'ai toujours préféré ces banlieues aux quartiers centraux parce qu'on y voyait plus un seul visage pâle et que j'étais au contact de ce qui me semble être le « vrai » Japon, celui qui ne pose pas pour les cartes postales ou se plie en quatre pour faire en sorte qu'on en fasse des stories Instagram.
En dehors de tout ça, il me faut noter que les logements nippons ont des encadrements de porte vraiment bas (il faut courber l'échine pour passer indemne) et que dans le centre ils sont réduits au minimum vital avec un agencement ingénieux mais vraiment compact de chez compact (claustro s'abstenir, en plus la tendance va à la réduction du logement pour des raisons de pouvoir d'achat) ; qu'il y a un nombre très élevé de baraques abandonnées où qu'on soit (plus de 8 millions dans le pays en 2018, notamment suite au vieillissement de la population, on appelle ça des akiya) ; à ma grande surprise énormément de jardins pas entretenus (là le cliché du jardin zen poil de cul nickel a pris un coup sur le museau, en fait une bonne partie des propriétés sont un foutoir sans nom où on laisse pourrir au choix la bicyclette, la Nissan de papy ou des jouets qu'une couverture de mauvaises herbes vient étouffer jour après jour) ; et qu'on tombe assez facilement où qu'on aille (parc, cimetière, proximité lieu touristique ou restaurant mexicain) sur des toilettes publiques propres (sisi ça existe), avec du pq (le dream quoi) et gratuites (où est le coupe-gorge??) et ça c'est plutôt pas mal quand même.
Restauration
Si vous l'ignoriez, je ne supporte pas tout ce qui sort de la mer. De là, les sushis et même algues et compagnie, c'est niet pour bibi et un raccourci que j'ai souvent entendu quand je parlais de mon projet de voyage et auquel j'ai failli croire c'est « olala Alexis, tu vas rien bouffer, ils font rien que bouffer du poiscaille dans ce pays ». Ce n'est absolument pas vrai.
Je tiens d'entrée (rapport au restaurant, entrée plat dessert lol) à vous préciser que je n'ai pas foutu les pieds dans le moindre resto cher. Ce n'est absolument pas mon genre chez moi en France, ça ne l'est pas ailleurs non plus. Je prends bien plus de plaisir à inviter une personne à bouffer au resto du coin plutôt qu'à m'enfiler pour le même prix une aventure culinaire dont je n'ai cure, c'est juste pas mon truc et sans doute mes goûts d'enfants de 4 ans y sont pour quelque chose. Alors du coup
j'ai bouffé dans tout un tas de bouis-bouis qui moi me ravissent parce qu'on y retrouve monsieur tout le monde qui prend sa pause avec ses collègues, ou une senior qui vient s'faire son ptit plaisir de la semaine
et saluer sa copine qui tient le bousin ou juste un comptoir qui me paraît sympa et accueillant avec une télé dans le fond qui crache un match des Giants. De ce que j'ai vu il y a trois types de resto :
le fast-food (qui est pas forcément un MacDo mais qui peut tout aussi bien servir des plats chinois, débiter du sushi ou servir des ramen – nouilles dans un bouillon) qui est un peu genre self-service, vous passez votre commande depuis une machine et ou vous allez la chercher ou on vous l'apporte.
le « sur le pouce », un comptoir et rien d'autre dans ce resto exigu où la carte est restreinte ou spécialisée. Le truc marrant c'est quand vous entrez ou vous sortez le (ou les) type derrière le bar (où on ne sert pas tant à boire qu'on prépare sous vos yeux votre plat) vous saluent et remercient tous à l'unisson. Généralement, comme le fast-food, le client ne s'attarde pas dans ce lieu et file dès qu'il a sifflé son bol.
le petit resto enfin, où on vient à votre table prendre votre commande etc, la seule chose qui change c'est que l'employé au service vous raccompagne à la porte avec moult remerciements à la fin du repas et que depuis les fourneaux s'échappent un autre remerciement pour votre visite.
J'ai testé pour vous les toilettes japonaises
Si j'ai eu une quelconque avance technologique un jour, je la dois à mon père, féru d'informatique et tac, et qui a eu rapidement une machine à la maison sur laquelle je jouais et bidouillais des montages sonores. J'étais sans doute le premier de mes camarades écoliers à avoir cette chance et donc avoir un avantage sur eux lorsque nous fûmes en cours de technologie au collège confrontés à ces ordis. Aujourd'hui tout cela est dans mon dos car mes dernières joutes avec la tech s'appellent Windows 11 version famille sur un ordi reconditionné dont je trouvais l'ergonomie à chier étant sur Mac depuis des années (et n'ayant pas donné un euro à Apple depuis bien 10 ans, réjouissant), on peut donc plus dire que je sois à la pointe de quoique ce soit.
Alors il y a toute une mythologie des toilettes à travers le monde. Les français ont le cul sale parce qu'ils n'ont pas de bidet. Les italiens suivent misérablement cette mode. Au moyen-orient, Arabie-Saoudite, Qatar et cie, on est plus fan de la petite douchette pour se rincer le fiac. En Turquie il y a les trous dans le sol, ailleurs j'en sais rien sans doute des variantes, mais le Japon, lui, a l'image d'avoir des WC 2.0.
C'est intimidant, je l'entends,
moi-même j'étais réfractaire à l'idée de seulement pénétrer à l'intérieur de peur qu'une voix nippone ne commente mes prouesses ou que deux bras articulés ne me fassent un massage tandis que j'exécute un sudoku sur un écran sorti de nul-part
mais rien de tout ça n'est arrivé.
Le chiotte nippon est pour ainsi dire comme chez nous à la différence près qu'on y a foutu un siège plastique plus gros et un bras couvert d'une télécommande à main droite. Au menu, un bouton stop, un bouton « devant » (destiné à ces dames), un bouton « derrière » (destiné au cul sale des français), un genre de petite molette d'intensité du jet dans les deux cas, et enfin un bouton « intimité » qui déclenche ou bien un enregistrement aquatique ou bien une musique pour couvrir vos vociférations (il doit exister des modèles où il est possible de customiser le son joué, qui n'a pas rêver de poser sa pêche sur le remix bossanova de « Tous les français » du célèbre Jacques Chirac?). À cela se rajoute une option divine de la lunette chauffante ! Oui ! Ils sont visionnaires ces japs ! Combien de fois vous êtes-vous posés sur le trône gelé et que votre livraison rechignait à sortir parce qu'il faisait trop froid dehors ? Franchement cette invention est divine et il me tarde de l'importer dans notre pays en ruine qui n'attend plus qu'une présidentielle pour s'effondrer complètement. Si seulement nous avions de telles toilettes luxueuses pour au moins chier tranquillement. Et attention, il ne s'agit pas d'un privilège de classe que de posséder ce genre d'équipement, même le cabinet du konbini ou celui du bar où tout le monde pisse à côté sont de la sorte !
Et donc à l'usage, y'a à dire que c'est vraiment révolutionnaire pour nous autres, sans-culottes. Le petit jet dans le fondement (je regrette qu'on ait pas de manette pour le diriger mais ça viendra, ces nippons sont aussi au top dans le jeux-vidéo après tout) nettoie tout en deux-deux et une petite feuille de papier s'assurera du travail accompli. Bien sûr les mâles alpha ayant lu Freud y verront une attaque directe à leur masculinité qui veut qu'on ne touche pas à notre trou du cul, mais ils sont peu nombreux à savoir lire, fort heureusement. En bref, on passe enfin un vrai bon moment aux toilettes (je ne sais pas combien de temps ça représente sur une vie, mais ça peut faire beaucoup), on peut rester autant qu'on veut avec cette lunette chauffante et on est plus confort que dans le canap !
Pour finir
Je suis tombé tout à l'heure sur une suggestion de vidéo youtube d'un énième influenceur intitulée « Pourquoi Tokyo me stresse » et j'ai l'impression de ne pas avoir du tout vécu ce mois dans la même ville. Mais de fait, j'étais aux confins de la capitale, et chaque fois que je retraversais son centre, c'était pour mieux me rappeler de m'en éloigner, pas parce qu'elle me stressait mais parce que ce n'était pas ce que je voulais y voir. Heureusement,
il m'apparaît extrêmement simple de s'évader de la foule et du « chaos » (rien à voir avec Paris, Londres ou New York, ici ça reste quand même très structuré et contrôlé) parce qu'il faut juste tourner dans quelques ruelles pour tomber dans des coins où plus personne ne va
et où les hautes tours voisines vous isolent du reste de la ville.
Tokyo est définitivement un endroit fascinant pour trouver un tas d'objets anciens. Je pense aux jeux-vidéo, aux montres, aux appareils photo, guitares, que j'ai chassés pendant tout mon séjour sans relâche. C'est aussi une ville sereine dans laquelle vous pouvez vous balader sans la moindre crainte. Si le centre est intégralement filmé par des caméras dans toutes les rues, les banlieues sont d'un calme ! Pour vous dire, j'ai vraiment vu un nombre incalculable de vélos pas attachés, de garages ouverts à tout vent, de temples où on laisse les offrandes en Yen à la merci de chacun, et ça marche semble-t-il, avec cette discipline et ce respect caractéristiques, ce lourd jugement des autres et celui que les autres feraient de nous, et tout un tas d'autres codes, règles qui établissent cette société si différente de la nôtre. Bien loin de chez nous, la présence policière est presque invisible et la moitié d'entre eux est en âge de ne plus se rappeler d'où elle a foutu sa matraque.
Je n'ai pas dit un mot sur les tatouages, j'en suis couvert, je le regrette mais passons, ici il est toujours très mal vu d'être tatoué, pratique historiquement liée au milieu des yakuza (qui s'en paraient pour définir leur intégration à l'une ou l'autre famille). Bien sûr ces soupçons s'effacent quand vous avez un Pokémon sur l'avant-bras de votre corps de babtou fragile, n'empêche qu'il vous vaudra quelques regards réprobateurs et quelques interdictions d'accès aux bains publics, les onsen (pas tous, mais la majorité).
Voilà, je pense avoir fait le tour à la fois de mes notes et de la ville, du moins dans ce que j'y cherchais et ce que j'y ai trouvé. Ma clavicule semble ressoudée, je vais pouvoir trainer mes deux valises ailleurs, en campagne pendant un second mois, merci de votre lecture et à très bientôt pour un nouveau débrief de l'arrière-pays nippon qui viendra courant décembre.