Pour une histoire revisitée de la fuite en avant

Lille, 2019 ?

Lille, 2019 ?

Vendredi 10 septembre

Après nos péripéties de la nuit et du matin, je retrouve mon amie sur le parking de la zone commerciale du coin où sont plantés une Biocoop et un Decathlon. Nous nous offrons un petit déjeuner sur le capot de sa voiture et je solutionne enfin cette histoire de matelas par un achat de remplacement du fautif. Nous nous quittons et la sortie de l'île ne s'avère toujours pas simple pour les cyclistes puisque certaines portions de sa départementale leurs sont interdites. Les dix premiers kilomètres et l'île dans mon dos, je retrouve les plates campagnes vendéennes où je poursuis mon chemin jusque Challans. Son centre ville est bien animé en ce vendredi midi, cela me plait. Le marché vient de se finir, les vendeurs nettoient les halles et leurs stands, j'arrive toujours trop tard pour ces choses, et j'ai une envie folle de pâtes, impossible à combler. Pizzas, burgers et autres snacks à emporter, autant qu'on veut, la pasta, c'est plus compliqué dans ce pays. J'évite et contourne par le nord-est La Roche-sur-Yon en passant par Le-Poiré-sur-Vie, La Chaize-le-vicomte et finis par atterrir à un supermarché de Mareuil-sur-Lay-Dissais (ouais, ici on affectionne visiblement les noms à rallonge qui veulent rien dire) où je fais le plein pour le repas du soir. Je passe faire remplir un bidon d'eau chez une vieille dame saisie de me trouver sur le pas de sa porte, ça fait 13 ans qu'elle vit ici, elle n'a plus de dents et me le montre, elle vivait à Paris avec ses enfants et puis elle est venue ici, pour un homme, un salopard qui convoitait l'héritage de son mari décédé, le monde est rempli de salopards, c'est vrai, mais elle vit encore ici, et je reprends ma route sous ce beau soleil qui décline et rend ces histoires plus irréelles, lointaines, au fur et à mesure que je les laisse à leur pays. J'avise un chemin à la sortie au village suivant, il me paraît tranquille. À son bout, je tombe sur un stade de foot, cela m'inspire cet ami que je viens de quitter qui m'avait raconté y avoir campé et dormi, alors je décide de lui rendre hommage ainsi. Ce n'est qu'après mon repas succinct qu'arrivent quelques footballeurs, vendredi soir correspond à leur créneau d'entraînement, fichtre. Je m'enquiers auprès d'eux sur la fréquentation du terrain un samedi matin : inexistante, je serai donc tranquille pour la nuit. Tapi dans l'ombre, j'attends la fin de leurs échanges après 22h afin de planter mon campement subrepticement aux pieds des cages, tel un petit renard des surfaces.



Samedi 11 septembre

La tente sèche sur le but tandis que je remballe lentement mes affaires. Personne à l'horizon, je repars en milieu de matinée avec pour objectif d'atteindre Fontenay-le-Comte à une trentaine de bornes de là. Sur la route j'avise à travers les vitres d'un garage une vieille Citroen Traction cachée sous un drap. Son propriétaire arrive quelques minutes plus tard par hasard, il est anglais, nous discutons un brin quand je remarque aux côtés de la voiture du matériel photo. L'homme s'avère être un photographe du nom de Peter Mackertich, ayant là sa chambre noir et son matériel de tirage pour réaliser des grands formats. Il n'a malheureusement rien d'autre à me montrer qu'une affiche d'une exposition passée car tout le reste de ses archives sont ailleurs mais me souhaite une bonne route pour la suite et atteindre Fontenay. J'y arrive sans difficulté, la journée est belle une fois de plus et j'y trouve même des pâtes comme certains restos rapides en font dans de petites boîtes. Evidemment la sauce arrabiata laisse clairement à désirer mais mon envie est comblée pour cette fois et la ville de Fontenay, située presque à la frontière entre la Vendée (qui est aussi le nom du fleuve qui passe en son milieu) et les Deux-Sèvres, a un petit charme du midi indéniable. Je passe le reste de la journée à écouter un peu de Fishmans, d'Arctic Monkeys ou des Doors, je rêvasse au Japon, au Mexique, à la suite, en contemplant mes pédales qui tournent au-dessus des longs tapis bétonnés qui défilent, avec leurs deux autocollants « LILLE », pour me rappeler d'où je suis parti. J'évite Niort par le nord et ne croise pas grand monde dans ces coins reculés. Tant mieux, parce que l'approche de Saint-Maixent-L'école, dernier arrêt du jour, ne me réjouie pas des masses. Son centre ville dévasté où les seuls magasins survivants proposent des articles de chasse, pêche et de tir laisse la place à deux zones commerciales où tous les jeunes se pavanent avec leurs motocross en faisant un boucan du diable dans les rues. Je m'arrête en quête d'une carte routière pour poursuivre ma route que je dégotte finalement au deuxième hypermarché, elle couvrira mes pérégrinations jusque Toulouse. Je sors de la ville, plante ma tente au bout d'un chemin à côté de mûriers et d'une pâture à vache, je les regarde, elles me regardent, puis reprennent leur unique occupation jusque la nuit : bouffer ; bouffer tout ce foin jusque la nuit.

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Dimanche 12 septembre

Le vent ne souffle que pour moi. C'est du moins l'impression qu'il me donne parce qu'à plusieurs reprises je scrute le haut des arbres, les herbes du bord du chemin et que rien ne bouge tandis que je l'entends me siffler dans les oreilles et me retenir d'avancer convenablement. Un vent de l'est, de l'intérieur des terres, ça fait bizarre quand même. Pourtant ça me souffle tellement dans les oreilles que j'ai comme une envie de me les couper, à la Van Gogh. Marre d'entendre cette voix qui me dit : t'y arriveras pas, p'tit bon à rien. Avant ça, séchage quotidien de la tente au soleil naturellement, je constate au matin que j'avais bien mis ma couverture de survie au sol à l'envers, je ne suis jamais sûr de savoir quel côté fonctionne pour quoi. Je reprends la route un peu après Nanteuil pour tracer une sorte de droite qui doit me faire arriver le long de la Vienne. Je quitte rapidement la grosse départementale pour m'engouffrer dans les terres, et là paf, première grosse montée pour arriver au bled de St Eanne, difficile de commencer plus mal la journée qu'avec cet échauffement mais je m'y fais, tout autant que le dédale des chemins non numérotés par lesquels je dois passer pour faire ma route. La mi-journée arrive rapidement et me revient en tête ce problème, le véritable danger des campagnes françaises : comment se sustenter un dimanche midi au milieu de nul part ? Jésus ne pédalait sûrement pas le dimanche. Je passe par deux ou trois patelins, rien d'ouvert, ni boulangerie ni restaurant dont on constate encore l'ancien emplacement aux enseignes visibles et défraichies quand enfin j'accoste à St Sauvant. Il fallait bien un bled de ce nom pour qu'à 11h55 j'arrive devant une petite épicerie encore ouverte : mon déjeuner est sauvé ! Continuant ma route, je m'installe sur un bord de la Dive, à Valence-en-Poitou, pour casser la croûte du pâté que j'étale sur un pain de mie industriel. Je manque de cornichon, même des mûres comme on en trouve partout le long des chemins auraient fait l'affaire pour donner plus de charme à ce casse-dalle, ici rien. Les commerces de la grand-rue sont tous clos bien entendu, le bourg désert, j'entends seulement dans mon dos trois gosses piailler sur leur trampoline. Je boucle après manger les 80km de la journée, non sans mal, avec cette terrible impression de pédaler dans le vent. J'écoute pour me redonner du baume au cœur la fin d'un live des Doors, puis un des Stones avant de finir à Queaux sur les Strange Boys. Me voilà chez mon ancien directeur, celui de ces quatre dernières années. Fraichement retraité, il a lui aussi fait ses adieux à Lille pour le Poitou, non sans plaisir. Il revient de Marseille avec femme et chien dans leur camion un peu avant 19h, nous partageons un repas rapide après une petite ballade pour découvrir les rives tranquilles de la Vienne. Leur maison est immense (ancien bar/restaurant), je vais y passer quelques jours reposants.




Lundi 13 septembre

Après une ballade de six kilomètres au cœur des sous-bois de la forêt adjacente, nous descendons un peu la Vienne jusqu'à un large pont. On me raconte que cet endroit cache de puissantes énergies telluriques dues à la rencontre des plaques du Poitou et du Limousin. Je n'y ressens rien de semblable, comme à mon habitude, si ce n'est la fatigue accumulée des 1800km parcourus jusqu'à Queaux et les courbatures qui habitent mes jambes depuis l'effort de la veille. L'après-midi, mon ancien directeur me propose de faire une ballade en canoë. Il s'en est acheté un pour son départ en retraite et son arrivée ici. Ainsi nous le déposons dans la large rivière et partons pour une autre ballade de 10km sur les eaux cette fois. Beaucoup plus physique, je peine à mi-parcours car une gêne et une douleur me lancent dans l'épaule gauche (fracture fin avril dernier). Laissant mon compagnon ramer pour deux, je profite plus amplement du paysage bucolique des bords de Vienne, saluant quelques pêcheurs du chef. Nous passons par deux ou trois « rapides » (comprendre, de petits dénivelés rocheux qui de loin ne laissent qu'un peu de place à l'imagination pour se figurer réellement leur hauteur, configuration et leur dangerosité) qui amèneront avec eux leur lot de concertations, je m'imagine toujours travailler avec cet homme, en pleine séance de « team building », hors nous sommes deux retraités de cette vie active, mais nous nous en tirons tout de même à bon compte avec quelques éclaboussures et sensations fortes. Au soir, je leur prépare une sauce toscane sur un lit de linguine et leur apprend à jouer aux cartes. Une fois de plus, le yanouf remporte tous les suffrages.




Mardi 14 septembre

La météo s'annonce maussade pour la journée mais le pire reste à venir pour les jours prochains. Une quantité d'orages et de pluies doivent s'abattre dans la région. Je prévois de passer la journée à me reposer et écrire quand j'entends les premiers coups de tonnerre au loin dans les horizons escarpés. Mon directeur me propose des parties de ping-pong que j'accepte. Nous partons tous ensemble vers L'Isle-Jourdain pour faire quelques courses rapides et observer un château moyenâgeux, ou ce qu'il en reste. En fin de journée, je préviens mon contact pour l'arrêt du lendemain, soucieux qu'il me faille peut-être reporter mon départ de Queaux d'un jour à cause de la météo. La pluie ne me fait pas grand chose, trempé comme une soupe je l'ai été des centaines de fois lorsque j'étais coursier, si l'idée ne me plait guère, j'accepte de l'être pourvu que j'ai bien un endroit où me sécher au soir, mais rouler sous l'orage et ses trombes d'eau, c'est autre chose. Au soir, nous prenons un apéritif avec deux locaux dont il n'y a pas grand chose à retenir avant de nous replonger tous les trois dans des parties de cartes et des verres de vin dont la sombre robe se mélange à la nuit. 

Mercredi 15 septembre

Le taux d'humidité et de pluie pour la journée doit être de 90% selon mon téléphone. Il dit vrai si on s'attache à ce qu'il se passe à l'intérieur de mon imperméable plutôt qu'à son extérieur intouché car je sue, à grosses gouttes, très vite en quittant Queaux pour continuer ma descente plein sud. Après Moussac, L'Isle-Jourdain, on traverse la Vienne et vient avec ce qu'on appelle dans le coin « la première marche » des massifs à venir (Périgord), l'accent chantant méridional. Je grimpe tout le village pendant deux ou trois kilomètres et comme par hasard, la départementale à attraper se trouve deux virages plus haut, alors je continue tête baissée, langue pendue, en laissant derrière moi un brouillard de sudation. Quinze kilomètres plus loin on bifurque sur Pressac, je discute dans un petit patelin avec un vieux qui brosse son portail, à la langue bien pendue lui aussi, qui me raconte son service militaire sans que je ne comprenne bien pourquoi au juste puisque j'étais simplement venu lui demander ma route, puis par des chemins dérobés c'est Ansac, on repasse la Vienne, d'un côté l'autre, devant une pâture où les vaches font sonner leurs cloches (et cette mélodie me ramène directement à ma traversée alpine jusque Genève, en 2013 ou 2014, où après la frontière suisse on n'entend plus que ça), finit par retomber sur mos pattes sur une départementale qui longe la rivière jusque Chabanais (en passant par Chirac, village calme et non-odorant), Rochechouart et là on fend le territoire limousin en direction d'Oradour-sur-Vayre, filant la même départementale, continuant lentement de grimper à chaque village qui se présente sur notre route, passant devant les multiples scieries de la région, enfin Châlus (où Richard Cœur de Lion fut blessé mortellement) délivre ce qui se couvrait depuis deux jours, une averse me tombe dessus, il me reste dix ou quinze kilomètres avant de mettre pied à terre dans un hameau bien caché des flancs montagneux. Trempé, je suis pourtant les chemins du GPS. Ici la carte ne fait plus loi tant la multitude de petits chemins dérobés sillonne les terres pour mener à ses antres bien gardées. Je m'égare une fois, deux fois, dans des sentiers qui n'existent plus, j'ai le droit à un franc arc-en-ciel et à un paysage somptueux d'une pluie s'abattant sur un petit lac ceinturé par les arbres en guise de récompense, je peste puis finalement me retrouve à bon port avec pour dernier objectif de la journée de me prendre une douche bien chaude après cette saucée. Voilà plus de 110km et un bon 900m de dénivelé positif bien ficelés. 


Jeudi 16 septembre

Je me réveille chez la tante d'un ancien collègue. Ce dernier, jardinier réservé avec qui j'avais un certain plaisir à échanger, aimait à passer une quinzaine chaque été chez cette tante et m'ouvrant à lui de mon projet de voyage en fin d'année dernière, il m'avait transmis les contacts de sa tante qui, m'assurait-il, aimait à recevoir. Bien des mois après ce départ avorté fin janvier, je réactive donc mon contact et me voilà dans son petit hameau près de Bussière-Galant. J'y rencontre une dame de 71 ans qui a réinvesti une vieille maison de famille après le décès de sa mère et son mari, dix ans plus tôt. Elle me raconte volubilement l'histoire des siens, entre Cannes, Béziers, Tourcoing et le limousin dont elle est originaire. Deux fois par semaine, elle se rend à la ville médiévale (et médiévide si j'ose) de Saint-Yriex-la-Perche, à une petite vingtaine de bornes d'ici, car elle est en charge de la direction de l'antenne locale du Secours Catholique. Avec ses bénévoles, elle s'occupe de la réception de dons (livres, vêtements, jouets) et de leur remise en vente dans leur petite boutique au profit des nécessiteux. Cette aide peut s'exprimer sous plusieurs formes : des bons alimentaires ou énergétiques à faire valoir dans certains endroits, l'accompagnement dans des démarches administratives, l'écoute des problèmes rencontrés et enfin le don d'objets ou vêtements s'ils en font nécessité. Cet après-midi-là, je l'accompagne à une permanence de la boutique. Une petite dizaine de bénévoles affluent (tous à la retraite) et mettent de l'ordre à leur rythme dans les salles où passent les curieux. Les kilos de vêtements sont empilés ou sur cintre, les livres médiocres occupent sans classement un large pan du couloir, globalement l'endroit fait penser à un vide-maison de personnes âgées, même l'odeur y est. Une des bénévoles rapporte deux caisses pleines de chandails et pantoufles en laine ou en synthétique, œuvres chamarrées à destination des petits nourrissons miséreux du Burkina-Faso, en guerre je l'apprends. Elle espère pouvoir faire passer ces colis par un prêtre local, malgré le conflit. Je pense à l'Afrique, à sa chaleur, en regardant ces layettes je tique, mais je me dis que finalement je ne sais rien des besoins d'ici ou d'ailleurs. Cette femme a perdu ses deux filles, son mari est rongé par Alzheimer, qu'elle se sente utile, et tout sera bien. Après ces épisodes, je prends le chemin du centre et des commerces, je me suis proposé de faire la cuisine au soir et me rends aux commissions en voulant me faire mon idée sur la ville. Je ne fais pas de photo, ni dans les rues, ni au Secours Catholique où pourtant chacun salue unanimement ma démarche et mon courage, me demandant si je ne suis pas cet autre, vu au journal télévisé. Je regarde, j'écoute. J'essaye de lire d'après ce que me raconte mon hôte des trajectoires de chacun celles de la campagne limousine, et je me rends à l'évidence que je suis exposé ici à sa partie la plus miséreuse. Elle me raconte ce couple qui a fracassé le crâne de son bébé car il ne supportait plus ses pleurs. Elle me raconte ce père suicidé deux jours auparavant, laissant une caissière et ses deux filles sur le carreau. Elle me raconte les histoires d'héritage, jalousie et convoitise qui minent la région, déchirent les familles. Les accidents qui prennent la vie, ceux qui écorchent et handicapent, ces autres divorcés qui n'ont plus rien, dont les serrures ont été changé, qui refondent des familles, naviguent entre intérim et crises. Il y a la psychiatrie, les jeunes gens courageux, les gitans, les portugais, tous les autres qui font des barbecues à l'intérieur de chez eux et qui s'étonnent que leur appartement aie pris feu, les assurances, les banques, quasiment les dernières boutiques d'ouvertes ici, ça me fout les jetons, le moral au plus bas, je me dis qu'un jeune qui veut s'en sortir ici, doit se sortir d'ici. Il y a dans le fond de cette misère des montagnes immuables et placides. Je les regarde, je dois m'en affranchir et laisser s'éteindre cette triste zizanie. J'ai été très touché par cette dame qui a perdu son fils, très jeune, d'une leucémie, son mari, ses parents, qui vit pour l'amour, pour sa mission, se mettre au service, de ses deux filles et leurs enfants et pour son prochain, elle me reçoit comme un membre de sa famille, sur la parole de son neveu, m'invite à rester, prolonger ou revenir. Elle me dit l'histoire de son père, et je conclurai ainsi : ce maraicher a été ordonnance du maréchal Pétain pendant la première. Durant la seconde, il cachait des juifs au milieu de ses champs, qu'il rapatriait chez lui chaque nuit pour leur offrir un petit diner. Les allemands venaient parfois, il les faisait partir en exhibant sa blessure à l'avant-bras « Raus !Raus ! » et après la guerre, il a repris les terres de sa famille dans le limousin, à quelques kilomètres d'où j'écris. Les locaux (peut-être par jalousie) n'ont pas vu d'un bon œil l'arrivée de ces étrangers et très vite le mot a couru que l'homme était dans les papiers de Pétain. Le gendarme est venu le chercher. Il a été emprisonné, torturé, publiquement humilié, mais il s'est tu, parce qu'il savait en lui-même la vérité. Il a repris son activité en se mordant les lèvres, à l'école on appelait ses enfants ceux du « collabo » et au soir de sa vie, alité, lui est venu l'idée d'appeler ce gendarme. Sa femme était une vieille camarade d'école de la sienne, elle l'appela pour prendre des nouvelles et à l'autre bout du fil, elle entendit que le gendarme était presque cané, que ça faisait plusieurs mois que ça n'allait plus et que ça trainait, alors l'homme dit à sa femme de lui passer son bourreau juste une minute, il lui dit simplement « je te pardonne » avant de raccrocher. Le vieux maraicher n'en avait plus que pour une poignée de mois, il était condamné, et le gendarme mourut quatre jours plus tard.

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Vendredi 17 septembre

Une étape courte d'une cinquantaine de bornes m'attend aujourd'hui à travers le parc naturel du Périgord-limousin. Je pars avec un sandwich sous le bras et je roule ainsi jusque Jumilhac-le-Grand et son château qui se dévoile à la dernière bosse de deux ou trois bornes de grimpette. Tout le chemin se résume à descendre puis remonter ce qu'on vient de descendre de sorte que malgré la courte longueur de l'étape du jour, je monte autant de dénivelé que celle de Queaux à Bussière-Galant qui en faisait plus du double. Je sens les montagnes se dessiner lentement sous mes roues, j'appuie sur mes pédales pour me pousser jusqu'à la sortie de la zone et ce village pour lequel j'ai fait un petit détour : Angoisse. Des mois auparavant, j'étais tombé dessus en regardant la carte locale et cette fois, j'y suis pour de vrai, « prêt à laisser mon Angoisse dans mon dos ». Je rejoins une plus large départementale alors, et un ami en début d'après-midi, perché dans un corps de ferme à la sortie d'un hameau nommé Cubas. Nous partons faire quelques courses dans les environs, la maraîchère et sa famille qui nous accueillent sont néerlandais (ce qui me fait bien de vous rappeler que beaucoup des nouveaux habitants de cette région sont anglais, flamoutchs ou hollandais, à tel point que les panneaux « maison à vendre » sont traduits en vlams) et nous revenons pour cuisiner et manger sous les derniers rayons du soleil qui frise dans les hauteurs en face de nous. Le paysage est profond, valloné, à l'image de cet instrument étonnant que joue mon ami, le handpan, aux sonorités reposantes qui m'accompagnent tandis que je m'endors paisiblement.



Samedi 18 septembre

Un épisode pluvieux sans précédent se déclare sur ma route. Les prévisions font froid dans le dos avec encore une légère baisse de température et surtout des averses continues pour les trois ou quatre prochains jours que je dois passer en tente jusque mon prochain arrêt au sud-est de Toulouse. Heureusement, sur mon chemin se trouve la ville de Cahors où les parents d'un ami photographe résident, je prends rapidement contact avec eux pour m'assurer d'au moins une nuit au sec. J'hésite néanmoins, mon hôte me propose de rester un ou deux jours supplémentaires pour attendre que les pluies prennent le large, je compte, vérifie, il me semble impossible de boucler mon trajet de trois jours en deux, il faut donc que je me tienne à mon calendrier, quitte à rouler trempé du matin jusqu'au soir, au moins je dormirai au sec à Cahors et j'ai si envi de retrouver mon amie au sud-est de Toulouse mardi soir. 

Le reste de la journée, nous l'avons passé dans la petite maison que loue mon ami. Ancien bâtiment d'un corps de ferme, nous regardons à travers ses vitres la pluie s'abattre sur le paysage boisé, jouant tantôt aux cartes tantôt au ping-pong (encore une table ici, quel bonheur!), entre ses deux siestes j'écris, je prépare à manger, nous discutons du temps passé, de la licence « Métiers de la culture » que nous avons commencé – que j'ai abandonnée à peine trois ou quatre mois après la rentrée (désolé papa) et que lui a bouclé sans débouché – des itinéraires de chacun, de sa reconversion comme charpentier, de ses vœux pour l'avenir et de ce genre de sujets que discutent deux amis qui ne se voient pas régulièrement. Nous finissons la soirée par un délire un peu « régressif », devant mes épisodes préférés de South Park. Un dernier coup d'œil à la météo avant de dormir, non je ne rêve pas, demain on attend toujours de la pluie.

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Dimanche 19 septembre

Malgré ma réticence naturelle, je me jette au dehors après un copieux petit déjeuner partagé avec mon ami. Je n'ai pas dépassé le village que mes pieds sont déjà trempés, et ils le seront, je le sais, pour le reste de la journée. Fort heureusement, j'ai ce phare dans cette nuit de l'âme amenée par la pluie qui brille : un endroit sec où me coucher ce soir, je m'y tiens, je m'y accroche, car je sais que la journée va être terrible. J'aimerais par ces mots, effleurer ou peut-être vous faire imaginer ce que c'est que cette sensation. Des journées passées alors que j'étais trempé comme une soupe, j'en ai connu des dizaines et des dizaines lorsque j'étais coursier à Paris. Notre seule satisfaction c'est qu'à un moment la journée de labeur prend fin et qu'on peut aller se coucher dans nos draps en quittant notre odeur de sueur et de chien mouillé. La météorologie n'est pas toujours charlatane, aussi il arrive que ses prédictions soient avérées et ainsi va une pluie continue, tantôt fine tantôt soutenue et pénétrante, c'est le cas de ce jour. Après des années d'expérience, je peux vous le dire, à moins d'avoir l'air d'un marin sur un chalutier à deux roues (et encore, si on est pas mouillé de l'extérieur, la sudation rattrape le coup à l'intérieur du plastique), il n'y a aucune parade valable (ou économiquement accessible) pour rester longtemps au sec tout en pédalant. La pluie s'insinue, finit par pénétrer, si pas par la veste, les chaussettes ou le cuissard, ailleurs, qu'importent les gardes-boues ou les traitements hydrofuges, hydrophobes. Ça n'est qu'une question de minutes, d'endurance, de patience. Quand l'esprit va-t-il craquer ? Quand la sensation de froid dans les pieds va-t-elle devenir pénible ? Ou la lourdeur des godasses pleines de flotte ? Ou le vent froid qui vient faire frissonner vos trois couches de maillots thermiques ? Ou la pause du midi où vous perdrez votre chaleur moite et votre dynamique ? Ce sont de petites gouttes qui s'empilent dans votre esprit prêtes à faire déborder le vase. Et si ce n'est pas vous, c'est le vélo, ses freins qui patinent sur la jante à l'approche d'une descente, une distance de freinage incontrôlable dans un virage humide, des éclaboussures de bagnoles qui se foutent d'un plouc détrempé sur son biclou. Qu'est-ce que c'est un peu plus de flotte sur un être qui mute en amphibie, avec des palmes aux pieds et des écailles sur les mains ? 
La pluie c'est un calvaire. C'est un calvaire auquel on ne peut rien. Il faut juste appuyer sur les pédales ou rester chez soi (quand on en a un). Appuyer sur les pédales et penser à l'arrivée (quand on en a une). La pluie fait mal. Elle sape le moral, lentement comme l'érosion sur de la roche. Elle use les articulations, refroidit les muscles, attend du cycliste plus d'attention et d'anticipation. Elle est dangereuse et terrible. 

L'étape du jour m'a conduit à Cahors. 130Km, plus de 1400m de dénivelé positif, c'était tout simplement une horreur sous cette météo, c'est devenu l'enfer avec une douleur qui s'est déclarée au genou droit à une quarantaine de kilomètres de la fin. Bien que j'ai été trop gourmand sur la difficulté de l'étape (malgré le repos et la saine nourriture des deux jours précédents), je ne m'attendais pas à me trouver aussi mal. Pendant une vingtaine de bornes après mon entrée dans le Lot où ça ne faisait que descendre à vive allure dans des virages assez serrés, crispé sur mes freins, pour remonter sévèrement, j'ai pesté, j'ai hurlé « PAYS DE MERDE », je m'invectivais « allez ! allez putain ! » pour gagner chaque coup de pédale contre la pente, l'attraction ou la gravité, malgré la douleur, l'incapacité à me lever, me mettre en danseuse, je tapais sur mes cuisses comme si c'était là des engins à piles qui déconnaient, et en fin de compte à dix bornes de la fin, j'ai bouffé ce second brownie, gracieusement offert par la boulangère au matin, qui a bien clairement vu en moi, par cette météo, un parfait clodo qui allait subir comme un cochon sa journée dehors. J'ai pensé à cette pitié, ou à cette gentillesse, et je l'ai remercié du fond de mon cœur en espérant qu'elle entende mon appel. J'ai repris le vélo, il a continué à pleuvoir. Heureusement c'était presque la fin.


Lundi 20 septembre

Si j'étais descendu dans la ville de Cahors pendant une belle et inespérée éclaircie la veille, au matin je choisis la même fenêtre de tir, entre l'averse de 9h et celle de midi, pour en partir. Je dormis donc au sec, dans une petite chambre entre une affiche de mai 68 et une autre de Corto Maltese (on peut difficilement faire mieux) et au matin, tandis que tous deux repartaient au boulot, j'enfilais mes chaussures toujours humide pour retourner à mes chemins. J'allais tomber malade avec ces conneries. La météo devait être encore capricieuse après manger, je me mis donc comme objectif d'avancer le plus loin possible en direction de la sortie du Quercy et de Montauban. Si l'étape ne devait pas être longue ni particulièrement ardue, je refis face à quelques beaux kilomètres de grimpette le long des hautes collines qui bordaient et me sortaient de la cuvette de Cahors. Les pommiers rivalisent avec des figuiers avares en fruit (le gel du printemps ayant tout ravagé) le long des propriétés typiques du Sud (toujours plus ou moins en travaux ou infinies) quand soudain une nouvelle averse redémarre. Je m'abrite dans un premier temps dans une petite grange abandonnée, adossée à la départementale, puis dans un abri bus à peine plus loin pendant la suivante, mes pieds sont de nouveau bien trempés, mon imper usé à la corde ne me protège plus de rien, avant la montagne il me devient urgent d'en changer, je songe à faire un détour par Toulouse sans avoir le moins du monde envi d'y entrer avec le vélo, je m'imagine déjà repasser une nuit mouillé, ou pire, sous les pluies, avec rien de sec et impossibilité de me faire sécher un tant soit peu, et pour le deuxième jour de suite, un autre photographe me vient en aide. Originaire du coin de Montauban, il prévient ses parents chez qui j'arrive en milieu d'après-midi après un passage très rapide dans la ville. Sous un lundi pluvieux, je me rends bien compte que Montauban ne montre pas son meilleur visage et n'a rien d'attractif, tant pis. Avec les rives du Tarn, le paysage de la vallée où passe le fleuve s'est aplani, cela me va, car je fatigue et ma douleur au genou me fusille.




Mardi 21 septembre

Il est environ 9h quand le couple qui me logeait pour la nuit met les voiles pour une rando dans le Lot, rebroussant ainsi le chemin que je viens d'effectuer la veille. La pluie a été remplacé par un ciel résolument grisâtre. Maître d'une maison étrangère, je redécouvre avec bonheur les petites figurines de modélisme que je peignais étant jeune, je dors dans la chambre d'un passionné de nord-Afrique (avec une chiée de bouquins sur Kadhafi mais sans que je puisse déterminer sur quelle facette du dictateur au juste portait l'attention de l'ex-occupant) et je me repose en fermant un œil avant de partir à midi. Au dîner, les deux retraités m'avaient servi un repas que nous avions accompagné du vin de la maison, cultivé sur un coteau plus haut sur le terrain, pressé et mis en bouteille à la propriété s'il vous plait, par le père qui me montrait tout son procédé et son équipement. Aujourd'hui je pars et derrière moi la maison est complètement ouverte, aux quatre vents, ils m'ont rassuré « ici on fait toujours comme ça, on a jamais eu de problème », très bien, alors je laisse tout ouvert et je longe le Tarn et ses eaux troubles, renoue avec les buttes, les bosses, les rides de l'horizon. Après une trentaine de bornes, mon genou me supplie de nouveau, pourtant il va falloir boucler nos 80 kills du jour, je m'accroche, mon rythme ralentit indubitablement, j'ai mal aux cuisses, v'là encore aut' chose, c'est la fatigue (et ce damné moustique qui ne m'a plus laissé dormir à partir de 3h cette nuit...), les routes en sale état, les montées bien raides à flanc de colline, rien ne m'échappe, mais mon iPod m'encourage à coups de live des Daft Punk ou de Metallica. Je coupe à travers la campagne, de Villemur jusque Caraman où je m'arrête à une pharmacie pour calmer ma douleur avec une huile. La pharmacienne me conseille gentiment de consulter si la douleur persiste, je la renvoie au six mètres. Il me reste moins de 15 bornes, je grimpe du bout de mes forces une, deux, trois dernières montées, en passe de tomber en hypoglycémie, et puis le retour enfin au village connu, Belesta, le Lauragais, sa minuscule mairie, sa balançoire et la salle où nous avions fêté le mariage de mon amie. Elle revient de la garderie avec sa jeune fille de trois ans, celle-ci me jauge, ça fait deux ans que je ne les ai pas vu toutes les deux, puis elle se déride, elle n'est pas farouche comme enfant. Moi, je retrouve un coin connu, un peu de chez moi quelque part, 2230km après mon départ, avec dans notre dos le massif pyrénéen si calme. 

APARTÉ À PROPOS DES CHIENS

J'ai toujours en mémoire cette citation de Cocteau : « j'ai toujours préféré les chats aux chiens, car je n'ai jamais rencontré de chats policiers ». Lorsqu'on voyage à vélo, on est souvent confronté aux aboiements des uns et à la rage écumantes des autres. Ils sont de tout gabarit, du plus intimidant au plus claqué, défendent tout type de propriété, sautent, hurlent jusqu'à ce que vous soyez à trois kilomètres, vraiment, je ne trouve pas d'autre formule pour le dire mais je déteste les chiens. Je suis cette caravane qui passe et je laisse les chiens aboyer, pour sûr, n'empêche que depuis longtemps mon aversion n'a fait que s'amplifier envers les clébards. Pour clarifier tout de suite la chose, j'ai toujours – et ce depuis ma plus tendre enfance – été un membre de la team chat. J'ai eu un chien pendant quinze jours, pensant effacer le deuil récent d'un chat, c'était une très mauvaise idée car je me suis rapidement rendu compte qu'il était devenu maître du rythme de mes jours plutôt que moi « maître de lui ». D'ailleurs, c'était un chien qui détestait les chats. Il les chassait, les débusquait, les bousillait et finissait par les bouffer (c'est du moins ce que me disaient les gens de la SPA locale qui avaient bien du mal à le refourguer ce cabot, d'où cette période d'essai de quinze jours avec possibilité de se rétracter au cas où l'animal difficile ne conviendrait pas parfaitement à son nouveau propriétaire – j'avoue ne l'avoir choisi que pour sa race, un chowchow poilu et bien mignon qui cachait bien son jeu), mais le deuil pour moi ne devait pas rimer avec une vengeance et une soif de sang ou de génocide pour la race de l'être perdu et aimé. 

Ma toute récente expérience de cycliste traversant le pays et battant ses campagnes m'a rappelé à quel point je détestais leurs bruits et leur odeur.

Le bruit :

Je suis d'un naturel silencieux, aussi je n'apprécie pas les environnements bruyants. Je l'ai souvent écrit, dans des nouvelles ou des poésies, mais l'art de devenir silence, de s'effacer, de disparaître du paysage me fascine. C'est dans cette logique que le voyage à vélo m'intéresse aussi, pour le calme de sa mécanique huilée, c'est donc bien normal de se mettre en boule contre des choses qui vous gueulent dessus, ameutent toute l'attention sur vous tandis que vous ne faites que passer, même très furtivement. Je ne comprends pas rationnellement l'intérêt de cet animal à se faire signaler ou signaler la présence d'un cycliste qui longe à 30km/h une propriété. C'est peut-être amusant, c'est vrai, d'aboyer, après tout et n'importe quoi, une fois qu'on a fini de se lécher le trou du cul merdique (bon ça les chats le font aussi, mais avec plus de prestance et de classe je trouve, ou du moins en silence), d'essayer de faire peur, d'éloigner les rôdeurs, mais je me fous de votre niche pourrie et de ceux qui y habitent et je ne sais comment vous l'exprimer, chiens, puisque vous n'écoutez rien et ne faites de différence que sur l'intimation de vos maîtres (et encore), mais merde, quand vous faites ça je n'ai qu'une seule image en tête et c'est celle de ce flingue que possédaient les postiers au cas où un clebs se mettait à leur courir après. Bang bang.

L'odeur :

La plupart des chiens puent. C'est un énoncé tout de même étonnant dans la bouche de son auteur quand on connait la nature de son doudou et son odeur (un chien qui pue, lui aussi). Hors, après que le sens de la vision soit gâché par la vue d'un bâtard fini à la pisse, que l'audition soit rebattue par les beuglements fous et roques de la bête, c'est le pif qui se voit attaquer par ses effluves ingrates, surtout si vous mettez un pied chez le propriétaire.

Le cycliste français devient fou :

Ma dernière expérience est toute récente en la matière. Chez cette dame chez qui je logeais, il y avait cette petite raclure au poil noir, on lui disait un air de fauve de Bretagne. Il s'est trouvé que je suis arrivé en l'absence de la logeuse et que le clebs montait à sa façon la garde la baraque (c'est à dire que j'ai pu m'agiter sur le perron pendant 10 minutes pendant qu'il pionçait et qu'à un moment il a cru bon de venir poser l'oreille contre la porte, détecter une présence au dehors, puis hurler jusqu'à la mort pendant un quart d'heure). Au moment où sa maitresse a fini par arriver, le chien ne tenait plus, aussi ce n'est pas du tout vers moi, l'étranger contre lequel il gueulait quelques minutes auparavant qu'il s'est élancé, mais vers l'extérieur. Dans la maison, une odeur pénétrante subsistait, je me disais « comment les gens font-ils pour vivre avec cette senteur ? Quel prix sont-ils prêts à payer contre leur solitude pour supporter cette présence nauséabonde? » Et plus loin encore, le caractère de ce chien qui ne tenait pas en place, n'écoutait rien de ce qu'on lui disait et ne penser qu'à se faire la malle (à sa défense, dans le voisinage il se trouvait qu'il y eut pu avoir un exemplaire de sa race en chaleur), lui faisait passer ses journées attaché à un poteau. Oh, cruelles sont les tentations et leur prix à payer. À chaque sortie il tirait comme un forcené sur sa laisse de sorte que c'est lui qui me sortait (ou sa maitresse), et moi je voyais par ces ballades un moyen de soulager la logeuse des aboiements à répétition du prisonnier, tentant de le fatiguer un peu pour qu'il nous foute enfin la paix, tout en respirant un peu d'air frais. Toujours est-il qu'en revenant au problème premier, celui du cycliste qui passe et que les chiens aboient, maintenant, si j'en ai la force, je leur décoche un retentissant « TA GUEUUUUULE » à ces empaffés de chiens et j'espère secrètement qu'ils tomberont dans l'oreille de leurs maîtres par la même occasion car c'est ce monde entier qui devrait se résoudre au silence.


* * *

APARTÉ À PROPOS DE LA FUITE

Une lecture de L'éloge de la fuite peut s'avérer éclairante à bien des égards. Dans ce livre, Henri Laborit, biochimiste, essaye de repenser de la nano (fonctionnement chimique/neurologique des individus) à la micro (l'individu au sein de la société des hommes) notre existence. Par de petits chapitres très courts (mais non moins complexes), il s'intéresse aux notions d'amour, de la foi, la mort ou celle du travail, ce qu'elles induisent sur notre libre arbitre, nos manières de fonctionner, percevoir nos vies, notre société. C'est un livre que j'ai lu en 2016, l'année où j'ai choisi de continuer à vivre plutôt que de mourir, qui m'a laissé toujours un goût de « revenez-y » et qu'en descendant une artère de la place du Capitole de la ville rose, je trouvais amusant d'avoir accolé à une carte. L'éloge de la fuite dépassait des chemins de toute l'Espagne et du Portugal. 

J'ai écrit à une amie, pas plus tard qu'aujourd'hui, que parfois mon voyage (faute de véritable projet) ne me convainquait pas entièrement. Je repense ainsi à un de mes auteurs fétiches, David Foster Wallace, qui toute sa vie s'est débattu contre le syndrome de l'imposteur, en vain. J'en souffre. À l'ombre de mon parasol, vautré dans mon hamac avec les collines du Lauragais pour unique apparat d'un ciel azur, je me demande si ce n'est même pas là une posture de plus que d'en souffrir. Alors, je vais reprendre la fuite, puisque c'en est une. J'ai fui une équation normée et emprisonnante, pour un équilibre plus précaire où l'effort et la gentillesse sont les moteurs et les clés de chaque journée. J'ai fui 2022, la campagne, la fin de mandat et l'immobilité des uns qui rivalisait avec la précipitation dans une direction forcée des autres. J'ai fui les uns pour fuir les autres. Ces deux derniers mois je me suis abruti par l'effort, les problèmes les plus simples, journaliers : où dormir, quand, quoi manger, comment. À l'aube des Pyrénées, les jambes douloureuses et le genou droit abimé, il me reste encore un peu de fuite à consumer avant un peu de repos bien mérité, un peu de temps à consacrer à l'écriture et repenser ce qui doit continuer à vivre. La parole est à la défense : « Se révolter, c’est courir à sa perte, car la révolte, si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l’intérieur du groupe, et la révolte, seule, aboutit rapidement à la suppression du révolté par la généralité anormale qui se croit détentrice de la normalité. Il ne reste plus que la fuite. »

Lisez ce livre, ou d'autres, ne le faites pas pour moi, mais pour vous.

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