Le vide est mon nouveau prénom
Mercredi 1 septembre
Je quitte les environs du Mans direction le grand ouest. En deux jours je dois trouver Rennes sur mon chemin et deux skateurs au profil atypique. Les routes vont et viennent, montent et descendent et annoncent de la sorte la région que je vais traverser : la Mayenne. Pas de réelle difficulté ici si ce ne sont ces inlassables bosses à grimper et dévaler pour trouver une fois tous les dix kilomètres un bled paisible. Je m'arrête pour manger dans l'un d'eux un plat du jour à emporter, nageant dans la flotte dégorgée des légumes d'une ratatouille. Je me sens légèrement floué. Ici les magasins ferment tous entre 12h30 et 15h, alors je poursuis ma route, m'arrête une fois en bord de route pour déguster enfin ces mûres qui me font de l'œil depuis que je suis parti et pour lesquelles je n'ai pas trouvé une minute prétexte à m'arrêter et faire une razzia sur leurs épines, puis je finis à Louverné, à dix bornes au dessus de Laval dans un petit supermarché pour m'envoyer un chausson aux pommes et des pêches des vignes en guise d'appoint. À la sortie du magasin, un mexicain qui vit dans le coin s'arrête par curiosité, nous discuterons une petite heure assis tous les deux. Il me recommande chaudement son pays, sa région de Chihuahua, j'y pense, pour la suite. Ma route continue, l'après-midi progresse chaudement, un ultime arrêt dans un autre supermarché pour le dîner et le petit déjeuner suivant m'invite à pousser mes roues dans une départementale peu empruntée en direction de Vitré. Là, sur la carte, j'y repère des points d'eau et me laisse tenter à l'idée de poser ma tente à leur bord. Il est 18h, c'est chose faite, le soleil tape et caresse les hauts arbres, je m'endors aux bruits des canards en regardant passer deux joggeuses.
Jeudi 2 septembre
La journée s'annonce très belle, chaude puisque je n'ai pas encore passé mon premier village que je fais déjà tomber la veste. Il est 11h, j'ai le temps de me diriger vers Rennes car on m'y attend seulement pour 19h. Je traverse ainsi la petite ville de Vitré qui m'apparaît tout à fait charmante, bien conservée avec ses ruelles sinueuses ou moyenâgeuses qui mènent à un château, lui aussi encore debout. Sur cette place, une dame tire derrière elle un petit tricycle, je n'ai pas le temps de sortir l'appareil photo, elle me passe sous le nez, comme une autre de ces images que j'ajouterai à ma collection de ratés et de regrets. La sortie de cette ville me donne un peu de fil à tordre, je retrouve les départementales secondaires, un petit vent dans le nez, m'arrête déjeuner à Acigné, me prélasse sur un banc exposé plein soleil, j'ai définitivement le temps aujourd'hui, dans dix kilomètres tout au plus, je serai arrivé. L'entrée dans Rennes me surprend d'ailleurs. Ici point de périphérie odieuse, une ville mitoyenne tout au plus, un centre commercial étendu et nous entrons directement par l'Est sur les grands boulevards menant au centre de la ville bretonne. J'y remarque un aménagement des pistes cyclables qui pourrait tenir la dragée haute à d'autres villes de ma connaissance (coucou Paris et Lille), mène ma barque jusqu'au cœur de l'agitation de cette cité. Là, assez peu d'originalité si ce n'est sa population très jeune, étudiante en passe de faire sa rentrée sur les bancs, que je finis par observer d'un œil depuis le mien, au milieu du parc du Thabor, l'autre essayant vainement de finir l'essai d'Octavio Paz sur Pessoa. Je ne résiste pas à vous partager quelques mots de l'auteur portugais : « J'appartiens à une génération qui naquit sans foi dans le christianisme et qui cessa d'en avoir dans toutes les autres croyances ; nous ne fûmes pas des défenseurs enthousiastes de l'égalité sociale, de la beauté ou du progrès ; nous n'avons pas cherché, dans des orients ou des occidents, d'autres formes religieuses (chaque civilisation possède une filiation avec la religion qui la représente : en perdant la nôtre, nous les avons toutes perdues) ; certains, parmi nous, se vouèrent à la conquête du quotidien ; nous autres de meilleure souche, nous sommes abstenus de la chose publique, n'aimant rien et ne souhaitant rien ; d'autres se livrèrent au culte de la confusion et du bruit : ils croyaient vivre quand ils s'entendaient, croyaient aimer quand ils se heurtaient aux extériorités de l'amour ; et nous autres, Race de la Fin, limite spirituelle de l'Heure Morte, nous avons vécu dans la négation, le mécontentement et l'affliction. » Je retrouve en fin de journée mes deux skateurs sur leur terrain vague. Ils ont 29 et 30 ans, vivent depuis plus d'un an sur cette friche qu'ils squattent, sans eau courante ni électricité, dans des abris qu'ils se sont construits et aidés par leurs ami.e.s et deux autres habitants du lieu, ils ont réalisé un jardin potager qui porte en cette saison ensoleillée ses fruits (nombre de tomates, carottes, betteraves, pommes de terre, poireaux et oignons). L'un d'eux revient avec trois pizzas que nous nous partageons en discutant tandis que le soleil s'éteint. Je plante ma tente dans l'herbe humide et m'endors, me réveille quelques heures plus tard, gêné, merde, ce matelas se dégonfle encore.
Vendredi 3 septembre
Avec l'un des deux acolytes, je nettoie le poulailler (une trentaine de têtes, la revente des œufs étant un petit revenu complémentaire au RSA {parenthèse dans la parenthèse, je remarque que dernièrement ma vie tourne beaucoup trop autour de ces bêtes non ?}) puis nous récoltons une première parcelle de carottes. Il est presque midi, le soleil tape dur sur la friche. En attendant le retour des deux autres partis faire don de leur sang et un tour à une bibliothèque de Rennes, nous discutons. Leur vie est à l'arrêt, ou tout comme, car la ville souhaite régulariser leur présence sur ce terrain occupé illégalement. Elle n'accepte pas qu'il devienne un lieu de vie mais se plaît à l'idée que des jeunes soucieux de cultiver eux-mêmes et sans produit chimique leurs légumes, puissent en faire un jardin accessible à tous, une façade pour bobo-écologiste. C'est un peu l'histoire de notre époque cette initiative individuelle rattrapée par les lois de la ville. Il me confie que la mairie a effectué il y a quelques temps une batterie de tests avant de conclure que le sol était trop pollué pour aboutir à une quelconque revente des fruits de cette terre, que son avenir ne se situerait que dans les mains d'un projet de construction, des logements sociaux ou étudiants, au mieux, au pire, nous ne pouvons trancher, car si on ne peut rien y cultiver, pourquoi et comment y vivre ? Eux se projettent dans un autre lieu d'ici l'automne, en collaboration avec des habitants d'une petite ville à dix ou vingt kilomètres de Rennes : don d'un nouveau terrain à cultiver, avec implantation maraichère, pépinière-fruitière, sauvetage de variétés anciennes, pédagogie pour les enfants, un nouveau logis, peut-être moins rude que celui-ci et le soutien des autorités locales dans leur démarche. Trois des quatre habitants en seront (le dernier que je ne croiserai pas étant un grand voyageur :il se construit son propre bateau à l'abri de la friche, vit dans un trou creusé à même la terre et voyage entre une cabane qu'il s'est fabriquée dans les Pyrénées et ici par train de marchandise – pensez que j'ai été bien déçu de ne pas le rencontrer) et en attendant l'ambiance « d'entre deux vies » ne me conforte pas vraiment dans l'idée de réaliser l'interview que j'avais initialement planifiée. Deux filles me proposent d'aller me baigner avec elles dans un lac à 20 minutes de là. Je n'aime pas la baignade, mais je me fais violence, oui, j'arrive. Tout plutôt que cette chaleur et cette inertie. Les deux garçons qui ont raccroché leurs planches à roulettes au profit des outils restent là et ziguent.
Au milieu d'un forêt toute droite sortie du film L'inconnu du Lac, nous arrivons à un grand étang au sud-ouest de la ville. Derrière la dentelle d'arbres, se posent et s'envolent des avions aux destinations que nous ne pouvons qu'essayer de deviner. Arrimé, un large radeau fabriqué par la bande de la friche nous attends. Nous le détachons et partons en compagnie d'autres ami.e.s profiter du soleil au milieu du lac bien connu pour être un repère naturiste ou de rencontre gay. L'eau est belle, entre deux morceaux de fondant au chocolat sans gluten, nous nous baignons sous le regard médusé des deux ou trois hommes nus sur la rive, fascinés par les plongeons de jeunes torses ou des jolies poitrines. Il fait presque nuit lorsque nous rentrons. Un repas rapide nous sépare, je retourne à ma nuit crevée et à ce matelas qui me scie. Mes photos du lieu et de leur vie sont médiocres je le sais d'emblée, je n'ose pas assez, je laisse filer les instants clés me prétextant que ce n'est pas le moment, qu'eux-mêmes s'imaginent déjà ailleurs et se détachent de cette vie en passe de se finir. Je m'en veux, je ne suis pas là.
Samedi 4 septembre
La tente sèche tandis que l'un des deux gars a ressorti sa planche. Il part au skatepark de Saint-Brieuc où s'enregistrera une performance auditive captant tous les sons effectués par quatre planchistes dans le park pendant une heure. Il est passé pro pour une grande marque le mois dernier et rit jaune « je n'ai pas fait de figure depuis un an et demi, ils pensaient me faire une bonne surprise ». Chacun peut acheter une planche à son nom maintenant, ce nom qui m'a inspiré cette visite, qu'il porte et sur lequel d'autres profitent. Je pense à ma démarche qui est un peu similaire, s'il n'était pas le skateur qu'il avait été, serais-je venu lui rendre visite ? Je me questionne amèrement sur la sincérité de mes pensées, puis quitte la friche, m'arrête à une boulangerie et déguste sur la route un « chocolat-amandes », variation locale (ou bretonne?) du traditionnel (petit) pain au chocolat, alors que quelques gouttes me tombent sur la truffe, mes yeux retombent dans leurs trous et suivent la route du sud. Le plat de Rennes dans mon dos, je renoue avec les petites bosses rencontrées ailleurs dans la région ou en Mayenne. Je progresse, passe à travers des villages déserts quand vers 13h je m'inquiète de mon déjeuner et m'arrête devant un bar où deux femmes discutent. La boulangerie du coin est certes fermée, mais l'une d'elles est en fait la boulangère qui me préparera volontiers un petit sandwich, et de fait je me sens un peu obligé de remercier ces dames en retournant au bar le manger avec un petit coca. Le pass sanitaire ? Elle s'en fiche ! Elle m'installe une petite table au fond de son bar entre le fourbis et la terrasse où sèche son linge, j'entre et immédiatement une odeur nauséabonde me monte au nez. Incommodé, je m'imagine celle-ci comme celle qu'on trouverait dans une fosse septique mais ça n'a pas l'air de la gêner pour un sou, puisqu'elle y vit. L'enseigne est vide. Je comprends l'origine de l'odeur en voyant plusieurs chats (dont un assez piteux) roder dans les lieux. Le gros Léon a sa place sur le zinc, toisant le client, les griffes près de la caisse de la patronne. Le reste n'est qu'odeur d'urine et de pâtée, je règle ma dette et porte mes guêtres ailleurs.
Toujours les arbres dans cette partie de la carte, je m'en réjouis. Les fougères fleurissent sur les bords de route, les mûriers sont à point, les champs (exceptés les maïs) récoltés, ici on trouve plus facilement des pâturages pour les élevages. Vers Laval, entre Le Mans et Rennes, je passais près de Loué et croisais beaucoup de chevaux, dans ce coin-ci c'est encore du poulet (mais en batterie) et beaucoup de vaches qui défilent. Après une bonne centaine de kilomètres sur la journée, j'atteins enfin les hectares lourds de symbolique du sud de Notre Dame des Landes. Ici, peu d'indications, rares sont les panneaux, comme si ce lieu si fort d'une forme de résistance française devait être oublié des voyageurs ou de ceux qui devraient s'y rendre. Je m'enfonce dans de petits chemins conduisant à des fermes et des lieux-dits, finis par déboucher sur le Liminbout où chaque jeudi on ouvre un bar et un vendredi sur deux une cantine. Les bêtes sont élevées en face, dans une fermette, les caravanes s'accumulent dans le fond du terrain, je ne vois pourtant pas âme qui vive. Je poursuis et tombe sur Bellevue, un peu plus loin. Là, après avoir dépassé la scierie (massive bâtisse réalisée avec du torchis et le bois de la forêt de Rohanne adjacente), deux hommes préparent des frites sur fond de rock and roll. « C'est la fête de fin de récolte ce soir, d'ailleurs on aurait bien besoin d'un p'tit coup de main au champs si tu veux y v'nir », je me dirige dans ce dédale de routes sans panneaux vers St Jean du Tertre, à un gros kilomètre de Bellevue pour constater que l'effort est fini et que les fermiers remballent la machinerie. Je me hasarde entre les terres, ici un lot de voitures abandonnées, défoncées, là un regroupement avec des constructions, mobile-homes, des cabanes plus ou moins précaires et des familles. Je m'arrête sur le bord de la route et discute avec Flo qui a recueilli un petit chaton entre ses mains. Il se dirige vers son camion, garé un peu plus loin, c'est son lieu de vie mobile. Il a vécu plusieurs mois et plusieurs années par ici. Il a aussi fait un peu de vélo avec son chien dans une carriole qu'il tirait derrière lui, jusqu'en Espagne, au Maroc. Flo me raconte comment se passe la vie à la ZAD, où je dois me rendre, il me parle de La Grée, des bières de Lucas brassées sur place, de son mode de vie à lui, le RSA, il se débrouille, fait les poubelles des supermarché, et ne manque de rien. Il y a bien l'essence qui a un prix mais il la siphonne, avoue-t-il un peu honteusement. Il y a bien la défonce aussi, il a 30 ans, son visage est marqué par ses nuits, il me dit que je dois absolument me rendre à la rave de tout à l'heure, à La Grée. Manu nous rejoint, il lui donne des boites à café dont le contenu m'échappe, Flo nous fait goûter une jeune huile d'olive grecque, forte en odeur mais pauvre en goût, puis une huile de tournesol faite ici, à la ZAD par une fille qui les cultive. Le litre coûte à partir d'1,50€ et elle est proprement divine. Les deux hommes dérivent encore sur ces bons produits en comparaison des merdes qu'on nous ferait acheter en supermarché et qu'ils n'accepteraient même pas de voler, le jour décline et je les remercie, je souhaite profiter encore de la lumière pour voir d'autres lieux.
Je poursuis ma route, croise un cycliste à proximité du Très petit jardin qui m'indique la voie à suivre pour atteindre La Grée. Je passe devant La Ouardine, zone libre de camping, l'Ambazada, traverse une départementale et me retrouve sur un chemin chaotique de graviers qui file à travers les arbres. De part et d'autres, s'élèvent de grandes haies ou des bosquets, si les terres ne sont pas squattées, on y cultive un peu de blé ou d'autres légumes. Quelques débris de caravanes ou de cabanes surgissent, je tourne et arrive à un autre cœur de la zone : La Grée. Dans cette ferme abandonnée de son propriétaire avec les conflits de l'occupation contre le projet d'aéroport, on se croit très rapidement débarquer dans un film post-apocalyptique dans la veine de Mad Max. Graffitis partout, anarchisme revendiqué, matelas éventrés au sol, monceaux de canettes et de bouteilles vides, carcasses de voitures brûlées, la zone de La Grée ne me paraît ni accueillante ni rassurante quand surgissent ses locaux canettes en main, entourés de molosses. Ils me font pourtant bon accueil, saluant l'étoile rouge qui orne mon maillot, m'invite à rester pour la free party de ce soir et m'explique où je peux dormir tranquille car avec mon bardas, « faut faire gaffe, me dit-il, des voleurs y'en a, pas ici parmi nous hein, mais de passage tu sais ». Je n'en doute pas, je fais le tour de la ferme rapidement, admire la haute tour de vigie en son centre où flotte un drapeau noir, préférant m'éclipser avant de me faire accaparer par un de ses habitants. Sortant de La Grée, j'admire au loin une nouvelle tour vers laquelle je me dirige. Elle ressemble à un petite citerne d'eau américaine soutenue à bout de bras par de longues barres métalliques le long de la départementale et se situe à la Bibliothèque qui offre un point où prendre de la hauteur pour voir l'étendue des plus de 300 hectares défendus. Ses habitants y projettent un film d'auteur ce soir, avec Robert Pattinson à leur grande surprise, et ne semblent même pas au courant de la fête des frites ou la free party (ce qui n'est pas pareil) à quelques battements d'aile de là. Je retourne à Bellevue pour ma part, profite d'un cornet rempli de ces pommes de terre cultivées librement dans une sauce maison, et discute avec Mika, fermier et boulanger du coin, installé ici depuis 10 ans. Celui-ci m'explique rapidement l'historique de la lutte qui a eu plusieurs périodes. L'occupation des forêts par une troupe de hippies a précédé un appel qui a résonné partout en France pour venir défendre ce lieu contre le projet de construction d'un aéroport. Très vite la résistance s'est organisée en plusieurs centres, indépendants et autonomes mais unis dans leur combat commun. Lui, travaillant la terre, m'explique plus en détail l'appropriation des espaces. Certains fermiers cultivaient ces champs sans pour autant avoir leur ferme sur le territoire concerné, l'état leur a proposé un deal, contre une indemnisation financière et des terres équivalentes plus loin, ces fermiers laisseraient ainsi le champ libre au projet. Ceux qui acceptèrent cet échange furent appelés les cumulards parce qu'ils continuaient à cultiver d'une année sur l'autre ces terres disputées des autorités et des résistants de Notre des Landes, plus les nouvelles fournies par l'état, en ayant touché l'indemnisation. Ils furent pour la plupart chassés par les zadistes. Certains fermiers quittèrent les lieux aussi, laissant derrière eux des dizaines d'hectares libres s'ajoutant aux bâtiments et terres déjà abandonnés de cette région. Enfin, ceux qui habitaient déjà la zone se rangèrent majoritairement derrière les contestataires de ce projet de construction et ce fut là un grand tournant dans la lutte car la résistance possédait maintenant un front large de militants écologistes soutenus par les riverains. Enfin, depuis 2018 et l'abandon officiel du projet de construction d'aéroport par l'état, ce dernier a manifesté plusieurs fois à la direction des occupants de la ZAD sa volonté de régulariser leurs situations, soit en proposant des baux de location des terres déjà occupées par les fermiers zadistes qui en jouissaient jusque là librement mais illégalement, soit en tranchant par voies de justice en cas de litige entre fermier cumulard et fermier zadiste (les uns gagneront plus que les autres, je ne révèlerai pas qui, par goût de la devinette). Concernant les habitants de cette zone, en cabane, caravane et autres, ceux-ci sont régulièrement la proie de descentes de gendarmerie et d'expulsion, leurs abris démantelés. La volonté étatique de mettre de l'ordre dans cette zone de revendication et de contre-pouvoir passe par des conventions d'occupation précaire à faire tamponner par qui de droit. Mika s'indigne de ces pratiques mais avoue ne pas trop avoir le choix. Un peu de loi de son côté lui permet de rester occuper sa ferme et ses parcelles voisines. Je regarde les chiffres vertigineux de la répression policière, les dizaines de milliers de grenades, fumigènes lancées sur ces terres ombragées. Un homme y a perdu une main, d'autres ont été blessés ici aussi. Sur le toit, un poste de vigie sombre dans la nuit, à côté des haut-parleurs de sa sirène, j'y lis encore « Non à l'aéroport ». La lutte est derrière lui, et voilà tout à fait la nuit. Je quitte Bellevue et Mika, m'aventure lampe frontale vissée au crâne, croise une femme seule rentrant dans le noir complet, lui demande un coin où planter ma tente, elle me suggère ce champs au pied de sa maison, j'installe mon camp pour la nuit et je repense à tout ce que j'ai entendu aujourd'hui, hier. En traversant ce labyrinthe, je m'imaginais facilement le face à face, le jeu du chat et de la souris immense que j'ai connu, déployé dans les rues de Paris, transposé ici. Je m'imaginais les armes, les tirs, les fuites, le bois qui craque, le mental et la volonté des uns. Je repense à Mika, me trouvant un peu naïf d'imaginer des terres sans propriétaire, ici, ailleurs, partout, ces forêts, ces montagnes, qui faut-il payer pour vivre, combien, pourquoi au juste, et cette citation de Tom Kromer vient illuminer le ciel où se dessine mon souvenir de la lecture des Vagabonds de la faim : « Qui a le droit de dire que ce monde appartient aux uns et pas aux autres ? Comment peut-on dire : ce morceau du monde m'appartient ; tu n'as pas le droit de t'y étendre ? ».
Dimanche 5 septembre
Il est deux ou trois heures et malgré les quelques kilomètres qui nous séparent, la rave bat littéralement son plein, à grand coup de watts. Ses pulsations font vibrer la lande, les Landes. Je me rendors à moitié sur ce matelas crevé, comme moi. C'est peut-être de la hardtech ? Je ne distingue d'ici que les basses et les battements du rythme. Je me crois dans les années 90-2000 alors que ces free parties faisaient des ravages. Je me demande si je ne ferais pas mieux d'y être, à faire des photos, mon flash est dans mon sac, mais le reste de mes affaires ? Qu'en faire ? Je ne tranche pas et finis par me rendormir.
Réveil humide au milieu d'un champs aux herbes folles. Je décampe rapidement, pas envie d'attirer l'attention de qui que ce soit avec mon atelier camping. Après avoir replié mon bordel, je me convaincs, la départementale que je dois prendre est sur la route de La Grée, je vais y passer, histoire de voir comment c'est, qui m'a spolié ma nuit. Sur le chemin étroit, à 200m de l'arrivée, je croise un homme et une femme qui reviennent de la fête. L'homme mange des chouquettes dans leur emballage plastique et me demande si je n'ai pas croisé de gendarmes, sur la route. « Ils sont dans les parages, on les a averti, ils osent venir jusqu'ici maintenant », je ne m'étonne pas, vu le nombre de décibels déployé. J'atteins La Grée et un Scénic me fait face avec à son bord deux autres types. Visiblement dans un état second, je fais la rencontre d'un duo à la Laurel et Hardy sous acide. Ils me parlent de perche (une grosse trace de speed, avec un liquide en plus, indéfini par les deux zozios), des vertus du LSD, de ce qu'ils vivent, voient, la photosynthèse en direct live, les singes dans les arbres qui se balancent, mais « toi qui n'a jamais pris de drogue, c'est bien, respect, continue ». Et si je veux voir des singes moi aussi ? Les deux plus gros que j'ai en face de moi sont Nick et Luigi, ont à peine plus de trente piges, le premier découvre la ZAD, le second y a un peu vécu, plus ou moins, vaguement, et veut faire visiter à son pote les lieux touristiques après la débauche. Amphétamines, kétamine, coke, plus loin, au cœur de la maison on fume de l'opium et on se pique. Luigi ne quitte pas sa moitié restante d'un magnum de Sir Edwards et Nick s'ouvre une nouvelle verte, mais ils restent lucides, « ah non non, on ne va pas reprendre la route tout de suite » dit-il derrière son volant. Nick veut sauver une chienne, elle lui a dit des choses, transmis un message, Luigi essaye de le raisonner, cherche à éviter la confrontation, il a déjà fait de la prison « pour des conneries », ils suent abondamment et se perdent en divagations. Plus loin, poussant mon vélo chargé, je retrouve des petits jeunes croisés la veille, un peu moins frais, vacillant, les yeux explosés mais toujours debout, l'un d'eux est mineur. Au fond du champs se trouve le soundsystem, un mur d'enceintes alimenté par un groupe électrogène, il est 10h du matin, les haut-parleurs continuent de déverser leur volume infernal de hardcore. Le jeu de certains c'est de fourrer leur tête dans le caisson et d'y prendre des traces, au plus près du son, pour se sentir vibrer à fond. La moyenne d'âge du public est jeune, entre 20 et 25 ans maxi, certains découvrent comme moi l'ambiance des raves, d'autres sont des habitués. Leurs date et emplacement sont communiqués entre initiés de ce milieu qu'ils qualifient eux-mêmes de fermé. Malgré le cagnard qui tape si tôt, certains continuent leur roupillon entre deux bagnoles. D'autres se réunissent et se préparent à repartir, ils viennent de toute la Bretagne, Angers ou de Vendée. Nous sommes dimanche, je m'apprête moi aussi à lever l'ancre et faire ma centaine de bornes, je retrouve au passage mes deux voyageurs immobiles, Nick et Luigi qui n'en finissent pas de pérorer, leur carrosse n'a toujours pas avancé d'un centimètre sur la voie, ils me saluent en riant comme une énième hallucination de leurs produits.
Je sors de tout ça. Avec les frites d'hier, il me reste un repas sur les bras, pour ce midi. Je roule vers Nantes, toujours au sud avec pour objectif de passer la Loire à Le Pellerin. Je m'attendais à un pont en regardant la carte mais c'est en fait un bac (gros bateau plat) qui effectue la traversée, gratuitement, toutes les 20 minutes et elle n'en dure que 5 car seulement deux ou trois cent mètres nous séparent de la rive adverse. Je pense avec peine que ce sont les premiers kilomètres que je n'effectue pas à vélo et où un autre moyen de transport « m'aide » dans mon voyage mais les ponts de Nantes sont plus bas, Saint Nazaire trop loin, foin de mon inflexibilité. L'humidité du matin s'est totalement dissipée sous la chaleur. En passant de la Loire Atlantique à la Vendée, je sens un autre changement : le vent apporte une note iodée et souffle plus abondamment sur des terres plus sèches. Les prés salés se multiplient tandis que les vaches et les cultures se raréfient. Du vert luxuriant breton on passe à des teintes plus paille. La chaleur m'assaille, je traverse des villes où tout est fermé en ce jour de repos. La file de voitures en face ne tarit pas, les estivaliers rentrent à la niche, je la remonte à contre-sens en tirant la langue. Enfin j'arrive au pont de Noirmoutier, le bleu s'étend de part et d'autre, ici rien n'est construit pour favoriser la traversée à vélo. Mes premières impressions de l'île me laissent perplexe. Je dois y retrouver à son extrême ouest le frère de mon ami de Barcelone qui y fête précisément aujourd'hui son anniversaire. Je me pensais arrivé à bon port, une fois le pont traversé, un coup d'œil au GPS me fait déchanter rapidement : il me reste 15 bornes avant de rallier l'autre bout de l'île. Après des kilomètres de lotissements similaires (pas sans charme, ici le style et la couleur locale des maisons est celui du plein pied pour faire face au vent atlantique, blanc et bleu comme un rappel grec ou méditerranéen, avec des jardins bien entretenus et fleuris, ça donne une petite idée de la population qui y réside ou de leur niveau de vie), je pose enfin valise dans une grande maison où me rejoignent mes camarades, déguisés, qui m'attendaient sur le bord d'une route pour célébrer mon arrivée parmi eux : manqué malheureusement, parce que mon GPS m'a fait passer par un chemin ensablé dans lequel je pestais et rageais contre cet engin du diable. Plus tard, après un petit plongeon éclair dans les eaux fraîches de l'océan, nous fêtons comme il se doit l'anniversaire du petit frère, je me couche de bonne heure, complètement lessivé tandis qu'eux partent dormir autour d'un feu sur la plage à 100m depuis le fond du jardin. Je vais rester me reposer un peu ici.
Lundi 6 septembre
Insomnie.
De 3h30 à 5h30, je remue dans ma tête les milles choses qu'il me reste à faire. Parmi elles, la nouvelle réparation de mon matelas, ranger mes pellicules, faire une lessive, nettoyer la chaine de mon vélo et sa transmission, je me couche, je me lève, j'annote une pellicule terminée, 1600 ISO, pour qui va la développer, je ne sais pas qui au juste, faut-il me rendormir ? Je me couche, je n'ai quasiment pas fermé l'œil la nuit dernière, alors pourquoi je me lève.
Nous allons à pieds en longeant la mer au marché de L'Herbaudière, ville au nord-ouest de l'île, jouxtant Noirmoutier. Nous restons là, un peu avachis, l'agitation du marché nous roulant dessus et décidons de rentrer presque aussitôt, un poulet rôti dans la besace pour le repas du midi. L'après-midi, je pars avec le frère de mon meilleur ami, nous allons faire quelques courses, je prévois au soir une bolognaise, galère une fois encore à dénicher des graines de fenouil pour agrémenter ma sauce. J'en sauvegarde une portion pour la grand-mère qui vit ici, dans la maison voisine, elle est gentille, très « ancien régime », elle a 92 ans. Après une ultime baignade dans la mer puis dans la piscine d'un camping où nous entrons comme dans un moulin, nous prenons l'apéritif sur un blockhaus faisant face à la mer pour admirer le coucher du soleil. La moitié des choses que nous mangeons provient ou de la récupération des fins de marché ou de vols subtils, j'admire leur aplomb, cette manière d'art de vivre. Un Saint-Emilion (40€ la bouteille) accompagne soigneusement le repas. Il a un goût soyeux, très fin, celui du gratuit.
Mardi 7 septembre
Journée de repos collective, je prends le temps d'écrire ces mots, depuis le jardin et l'ombre de ses pins maritimes. Tout est bien, calme, simple. Un aller-retour à Noirmoutier s'impose pour refaire le plein de fruits et légumes, nous nous baissons à la fin du marché et ramassons trois cagettes pleines de tomates, pommes de terre, poivrons, endives et melons. De mon côté, je suis allé visiter un cimetière où sont enterrés plusieurs marins de l'île. Aux décorations et ornementations habituelles, on trouve des coquillages enfilés, des galets sur les tombes. Le mur d'enceinte laisse paraître une frise de mer au fond, une femme en robe arrose une tombe, son frère, son mari, je ne sais pas, 2016, elle a un regard triste tandis que je sifflote Le vide est ton nouveau prénom. Puis après quelques parties de pingpong sur une table vintage, nous prenons une nouvelle fois l'apéro sur le blockhaus mais les nuages nous gâchent un peu notre plaisir. Nous revenons après diner pour un bain de minuit, je les observe appareil photo d'une main, enceinte de l'autre (passant de Ska-P aux Stones) et bouteille de rhum sous le bras, tout se termine tard dans la nuit, sous les éclairs et la pluie approchant.
Mercredi 8 septembre
Après manger, mon amie de Beauce, de passage à Rennes pour une semaine, descend me faire un coucou. Avec les autres, nous planifions la création d'un tournoi de ping-pong pour l'apéritif du soir auquel sera conviée la grand-mère. L'après-midi, nous le passons en duo sur le bord de mer. Elle semble moins froide que les jours précédents, mon amie y nage longtemps, plusieurs fois, moi je continue d'y piquer des têtes rapides avant de ressortir de l'eau et de me sécher au soleil. Nous faisons quelques parties de cartes, il n'y a pas grand monde autour, début septembre, l'île s'est déjà vidé de la quasi majorité de ses familles en vacances, ne restent que les retraités. Sous l'hospice des gin tonics, nous trinquons ensemble à l'amitié avant d'en faire fi face à nos adversaires successifs. Le ping-pong nous réunit, la grand-mère commente et est ébahie par quelques coups audacieux, nous finissons une nouvelle fois la soirée au blockhaus tandis que le soleil s'ensevelit sous d'épais nuages, c'est notre dernière nuit ici, un bain de minuit que je contemple de la rive plus tard, nous nous endormons tandis qu'au dehors revient la pluie.
Jeudi 9 septembre
La journée commence mal car il continue de pleuvoir depuis que je me suis levé jusque maintenant où nous plions bagage. Nous décidons avec mon amie de rester une journée de plus afin de profiter de l'île mais avec cette météo, cela semble difficile. Vers midi, une petite accalmie nous trouve sur les quais de la ville de Noirmoutier. Nous achetons un repas à emporter et décidons d'aller le manger dans un cimetière marin où d'anciens navires tombent petit à petit en épaves avant de fondre et s'unir à la vase des marées. À bord de notre bateau, elle déguste ses moules qu'elle jette par-dessus bord et moi un gratin dauphinois et une saucisse. Des rares touristes qui s'aventurent si loin dans ce chemin de promenade peu engageant, nous tirons quelques sourires et notre idée fait même des émules puisqu'un couple nous ayant aperçu vient s'installer un peu plus loin casser la graine. Nous revenons longer la digue et sa promenade. Les nuages nous abandonnent au profit de belles éclaircies, nous prenons la direction de la plage des Dames, charmante petite crique finie par un ponton de bois où se bousculent des équipes de pêcheurs âgés et aguerris. La recette de leur activité finira vraisemblablement en menue friture, je détourne un peu les yeux, observant ces vieux si actifs. Je me demande si ce sont des insulaires ou des habitués de l'île. C'est une occupation d'un après-midi que de remplir son seau. Les hommes pêchent, les femmes lisent, font des mots croisés, ou aident à décapiter les petites prises. Je me demande si c'est par plaisir qu'ils agissent ainsi, ou par économie. Nous retournons sur notre rocher, contempler tout ça de loin, écrire une poignée de cartes postales à la famille avant de penser à rentrer. Sa voiture est dans le centre-ville, moi je continue de pousser ma bécane, nous mangerons une pizza ce soir, derrière les grandes halles du marché, en attendant qu'elles cuisent, deux clodos nous racontent leur vie et l'un d'eux nous tend une bouteille de rhum, du Negrita. Nous buvons à notre santé et au bon espoir de trouver un coin où camper tranquille tandis que l'homme hurle et vocifère ses « bois de l'eau », « on est des marseillais, on est pas des pédés » ou autre « ah le coquin » en direction des passants plus fortunés que lui. Je ne sais si c'est le fruit d'une ivresse ou de mythomanie, mais j'émets des réserves sur la réalité des milliers/millions d'euros qu'il dit posséder en banque. L'homme serait sous tutelle, on l'appelle le « Cowboy », « El loco », le barjot, propriétaire d'un couteau pliant qu'il n'hésite pas à sortir et d'un lopin de terre à la Guérinière, à 5km d'ici, ancien parachutiste, il connait aussi ce coup, paf, direct dans la carotide, le cœur explose, sanguin, sans peur, la prison ? rien à fiche ! On « n'encule pas El loco » ! Il nous propose de planter la tente chez lui, je jauge ma compagnie, mon amie, j'avoue que je préfère ça plutôt que de squatter un jardin d'une maison inhabitée, ici, sur cette île, où je ne vois pas les regards étrangers d'un bon œil. Je pense aux délateurs. À la guerre. La tente, le camping sauvage, ici, ça m'a l'air difficile. Son acolyte est beaucoup plus réservé, de Nantes, l'alcool d'un rosé lui rougit le visage, il me fait penser à un marin avec son écharpe de barbe grise. Il travaille depuis qu'il a 14 piges, il a une piaule à côté avec ses affaires qu'il me dit, mais demande en douce où passer la nuit, tranquille quoi, au cas où la pluie... On s'éclipse, eux vont zoner dans le coin, dormir sur le carrousel ou pas loin, bref on trouve le terrain, on plante le matos, il fait nuit, tout à l'air tranquille. Plus tard, on se réveille tous les deux d'un bond, un homme est à quelques mètres, pas sur le terrain, mais près d'une tire, garée là, il a le pas lourd, comme s'il titubait, je ne comprends pas ce qu'il fait, ce qu'il cherche, on l'entend passer un coup de fil « je t'aime, viens me chercher » et il reste planté là, à dormir dans sa caisse moisie avec une toux de cancéreux qui nous réveille. Putain mais on peut pas dormir un peu ? Mon matelas est à peu près au sol, vidé, crevé, je sens ses moindres aspérités me scier le dos. L'autre tousse, ressort de sa caisse, finit par y rentrer, retousse, à tes souhaits, mais nous on voudrait juste dormir pigé ? Et plus tard encore c'est El loco bien éméché qui se fait déposer par un automobiliste, il confesse en jubilant à haute voix, pour lui-même, les voisins, qui veut, qu'il n'a « pas bu que de l'eau ce soir héhé », encore une petite victoire sur la justice, je l'entends et soudain je pense « merde, ce con d'alcoolique va avoir oublié qu'il nous a prêté son terrain pour dormir ». Le lendemain matin ça ne loupe pas. D'une oreille je l'entends avec une voisine qui l'avertit « y'en a marre de ces campeurs sur mon terrain, j'vais aller prévenir la mairie et tout d'suite ». Je réveille mon amie, nous plions bagage en quelques minutes tout en surveillant nos carotides respectives et décampons enfin de l'île.
APARTÉ À PROPOS DE LA CARTE ET DU TERRITOIRE
Depuis le départ de ce voyage, j'ai emprunté à un ami son ancestrale manière de naviguer, notant ainsi nom de patelin à traverser et numéro des routes rapportés sur un petit papelard depuis une carte routière que je me trimballe selon les régions que je traverse. Si le GPS s'avère tout à fait pratique dès qu'on approche du point d'une ville (là où la carte ne peut plus retranscrire la précision du territoire plus dense en voies de circulation) ou qu'il faille en sortir, la bonne vieille carte papier reste mon allié principal dans ma traversée. Bien sûr, à son échelle, il me faut la remplacer quand je change de région, j'ai ainsi laissé derrière moi Normandie, Île-de-France et sous peu, Pays de la Loire, avant de me concentrer sur une double carte du centre et celle à venir des pays toulousain et pyrénéen qui précèderont l'entrée en Espagne, mais c'est ainsi que j'aime déployer, déplier, le territoire afin de mieux le traverser, le découvrir.
Les cartes m'intéressent. De tout temps j'ai trouvé fascinant les petites choses, le miniaturisme. Ici, on transpose sous un langage codé tout un lot d'informations, géographiques, historiques, topologiques. J'essaye de les déchiffrer, de trouver le meilleur chemin, pas forcément le plus rapide en définitive car je ne connais pas le relief, l'état des routes, leur fréquentation. Parfois, j'ai même la bonne surprise de tomber nez à nez sur une « route barrée ». J'en ris, parce que je m'en fiche, à vélo, ce ne sont pas quelques travaux de voirie qui vont m'arrêter, alors je les franchis elles aussi. Il y a tous ces villages à traverser, comme autant de perles à enfiler sur mon rosaire, je sors mon itinéraire écrit de ma poche, je vérifie. Ici en France, on est jamais bien loin du village suivant, 5 à 10km pas beaucoup plus. Les croix et les crucifix s'établissent sempiternellement le long des routes. En Bretagne, pour la couleur locale, j'ai croisé quelques gris-gris celtes et un ou deux menhirs. Les bleds sont souvent à flanc de colline, au creux coule un ruisseau autour duquel la vie d'autrefois s'organisait, preuve en est des lavoirs encore bien conservés dans beaucoup de villages normands et de la Loire. S'il n'y a pas d'eau alors ils sont au sommet de la colline et là il faut grimper, en danseuse. Sans relief, je ne sais pas, peut-être qu'il n'y a pas de règle à tirer de tout ça en fait. Et puis s'il n'y a pas le relief, parfois il y a la route même, son revêtement. Certains départements, des régions entières ont leurs départementales merdiques où le cycliste se dépense plus à éviter les crevasses et les récifs qu'à pédaler. La Bretagne, le Poitou sont pas mal dans ce genre. A contrario, la Vendée que je viens d'arpenter a des sols lisses comme des billards, un plaisir à rouler. Enfin, dans le Nord, d'où je viens, jamais je n'ai vu de signalétique particulière pour prévenir les autres usagers de la présence de cyclistes. En Normandie, en Vendée ou en Bretagne, il n'est pas rare de voir des panneaux ou des inscriptions au sol rappelant fréquemment aux automobilistes qu'ils partagent leur voie avec des cyclistes et que le dépassement ne se fait pas en caressant leur guidon mais à 1m50 de lui, hors agglomération, et c'es plutôt pas mal de se sentir rouler dans des zones où on rappelle ces petites choses simples dans ces espaces partagés. Mais vous pensiez que j'allais vous parler de Houellebecq ? Je préfère pour le moment lire les cartes et regarder les territoires, je sais que les chemins que je passe, je les laisse pour toujours derrière moi. Alors les livres... ce sera pour plus tard.
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APARTÉ À PROPOS DE LA PLAGE
Mon meilleur ami parisien, tout à fait clair un jour, a émis cette analyse à mon encontre, entendant bien qu'il faille rationnellement expliquer ma détestation à la fois de la mer et de ses fruits. Il rapportait cela à la mère. Je n'en ai jamais beaucoup parlé, il ne la connait pas, mais il sait son absence dans ma vie. Je ne sais en revanche pas s'il a vu juste avec sa remarque, mais le jeu de mots me paraît au moins bien trouvé, alors je le salue une fois de plus ici. Le fait est que je n'aime pas beaucoup la mer. Ni pour ses plages, ni pour ses eaux. Trop froides, tantôt trop plate ou trop violente. Je me rappelle ce jour, sur la plage du monsieur Hulot en Bretagne avec mon père, où le drapeau est passé de vert à rouge, je continuais de plonger sous les vagues, et emporté par l'une d'elles je n'ai plus su où se trouvait quoi, l'air me manquait, j'étouffais dans ce qui me constituait à un très grand taux, j'allais peut-être bouclé ma complétude, remplir mon absence, mes lacunes, j'étais seul, ça oui, face à ma vie, ma mort, et ça ne m'a jamais quitté cette impression pénible, ce souvenir infantile. Mon père m'a vu reparaître sur le sable et il a ri. Lui encore qui m'a traumatisé à frotter, taper mes pieds plein de sable au sortir des plages du Pas-de-Calais, je détestais cette douleur, je redoutais ce moment, je finissais par y aller avec mes chaussures, à ne pas me baigner, merde, je ne veux pas de ce sable à la con qui pique ! Et puis il y a la pudeur, les regards errants, le cirque de la plage, ses vendeurs, ses chichis, maillots de bain, seins nus, naturistes. On se balade, et l'air de rien, en une seconde, on est pris pour cible par ces paires d'yeux inquisiteurs, parce qu'on vient troubler par nos pas un équilibre précaire. Ok tel couple quinqua est à ma gauche, telle vieille aux roploplos raplaplas à droite, un peu plus bas un gros, plus loin trois copains bien gaulés, et là que vois-je ? Un zig qui se permet d'installer son bout de serviette éponge sur notre territoire ? Mais de quel droit pardi ? Quel culot ! La plage tend à renouer avec notre universalisme, la nudité. Elle tend à nous faire partager également un endroit qui n'est à personne mais à tous mais j'éprouve toujours cette sensation de déranger un état paisible des choses, de surprendre une situation dans laquelle une présence étrangère est hostile quand je passe sur une plage. Eux pensent sûrement pouvoir mater en toute tranquillité en acceptant le code social tacite qui veut signifier que vous-même dénudé, vous pouvez mater les autres dénudés. On fait maintenant de ces micros maillots de bain qui en montrent plus qu'on ne le voudrait. On aime ces bronzages parfaits, intégraux, on vous les fait même depuis des boîtes électriques, au pied de vos immeubles, pour ceux qui ne partent pas, ou ceux qui veulent les garder. On vous incite à les montrer, c'est un signe de tête entre initiés, une récompense « toi aussi t'as réussi à quitter l'Île-de-France ? ». Ces longues bandes sablées où la paresse se prélasse et devient une qualité pour atteindre l'objectif fixé, ni ombre, ni frais, juste des regards soupçonneux et des mines renfrognées derrière des mains en visière et des châteaux en pâtés. Je n'aime ni la plage, ni les plagistes. Je n'aime ni voir ni me montrer. J'aimerais être seul sur une plage. Seul sur une île. Peut-être que je me baignerais. En tout cas personne d'autre que moi ne pourrait décider si oui ou non à sa sortie il faudrait me frotter les pieds.