Je suis mon propre mètre
Mercredi 22 septembre
Le Lauragais est un pays de vent, de collines découvertes et d'escargots qui s'abritent dans leurs coquilles. Il en vient des milliers, ils s'accrochent aux arbres, aux maisons et murets, à tout ce qui fait face. Cette région bien verte et cultivée possède un petit nombre de lacs appréciables pour les ballades et un tronçon du canal du midi où nous nous rendons avec mon amie et sa fille afin qu'elle me montre qu'elle aussi, peut pédaler. Je la regarde avec un peu de distance, aller et venir sur ses petites roues, fatigué par ces derniers jours de route. Après manger et la sieste inévitable pour les enfants de cet âge, nous prenons la voiture en direction de Toulouse. Là-bas, nous nous séparons, elles visitent ensemble le muséum tandis que j'explore les rues du centre-ville à la recherche d'une librairie où acquérir la carte qui me servira à boucler mon itinéraire jusque Barcelone. La journée passe vite, rythmée par les impératifs de l'enfant, quand enfin nous avons un peu de temps, je cuisine un welsh que nous partageons et la fatigue nous achève peu après notre digestion.
Jeudi 23 septembre
Le matin, je prends le pli de sortir le gros berger des Pyrénées que mon amie possède. Ensemble, nous partons nous promener dans le tout petit village de Bélesta. Je me remémore le mariage de mon amie, mes précédentes venues avec une autre amie, actuellement en Grèce, nous arrivons à un bateau, posé sur des cales en plein de milieu d'un jardin, intouché depuis plusieurs années sauf des intempéries. Son propriétaire est décédé, sa femme n'a pas eu le cœur ni de le vendre ni de vendre la baraque accolée, alors il reste là, au sommet de sa bosse, comme une stèle du temps passé. Hier nous nous promenions dans la brume matinale, je chérie ces ambiances oniriques. Éole pose, je l'envoie balader, devant, là, mais il revient toujours à moi, il serait bien capable de me faire renier mes dernières lignes sur les clebs tant il est calme et obéissant, même envers des gens comme moi, des étrangers somme toute.
La petite est à l'école, mon amie au travail, je passe la journée à dormir, reposer mes jambes, me masser les genoux. Je fignole deux trois derniers détails d'un écrit, nettoie ma transmission du vélo et le soir arrive, je me rends compte que dès demain je dois repartir. Je n'ai quasiment fait aucune photo numérique ces derniers jours, comme si je ne devais pas partager dans ce carnet ces moments, mais plus tard, autrement, c'est ça aussi l'argentique, choisir son moment, sa temporalité, accepter que les choses arrivent (ou non), un jour ou l'autre.
Vendredi 24 septembre
La maison est vide, tout le monde est parti à ses activités. J'écris une lettre puis je transpose mon itinéraire de la journée : passer Castelnaudary (capitale mondiale du cassoulet, rien que ça), traverser Carcassonne et couper à travers les massifs des Corbières pour trouver en son centre un petit bled où se nichent un apiculteur, sa femme et leur gosse. Un peu plus de 120km, quelques légères difficultés (je ne pense pas particulièrement à la montée finale d'une bonne dizaine de bornes après avoir dépassé le charmant petit village de Lagrasse mais plutôt aux bosses à la sortie de Trèbes et Carcassonne pour annoncer l'entrée dans les Corbières), un temps radieux, ni trop chaud ni trop humide, mais par contre des collines du Lauragais jusqu'à la sortie des plaines de l'Aude, quel vent mes aïeux ! Encore une fois, j'eus l'impression pénible de devenir cinglé, ne voyant quasiment pas les branches, feuilles et herbes bouger autour de moi, pourtant que d'efforts pour se dépatouiller du plat des départementales bordées de part et d'autres par de nombreuses vignes. Vers 13h, je me dirige dans la vieille ville de Carcassonne pour casser la croute. Les rues y sont étroites et unilatérales, on peine à savoir si la bagnole qui vous fauchera vient de gauche ou de droite (un peu comme des débats de prétendants à la présidence en ce moment), mais on y découvre de petites placettes agréables qui me rappellent le quartier de Gracia à Barcelone, bobos, artistes et hypsters extradés. Si Toulouse me faisait beaucoup penser à l'esprit barcelonais, populaire, à la cool, ici à moins de cent kilomètres de la ville rose, on peut y trouver un autre fragment de cette attitude détendue, du sud quoi. Tout ça derrière moi, je commence à grimper les premiers reliefs, ma douleur du genou droit a visiblement disparu pour se transférer côté gauche, bon... La route serpente entre les montagnes, je sens que le climat change, plus aride, plus garrigue. Les petits ruisseaux coulent chichement au pied des routes, parfois cela forme des sortes de gorges dont on distingue avec peine le filet d'eau du haut du bitume, puis le niveau se relève et on passe désormais d'une ville à l'autre par les flancs de l'une puis l'autre montagne, alors il faut monter, sans trop de problème ni pénibilité. Les kilomètres se décuplent. Les 5 ou 6 réglementaires qui séparent deux communes deviennent plus longs, plus lents. La montagne se dévoile, d'une face l'autre, la vallée, je sens que j'arrive où je redoutais d'arriver.
Enfin je pose le pied dans la petite commune de Davejean, une centaine d'habitants, dont un couple qui m'accueille pour deux ou trois jours, y vivent. Lui est apiculteur, elle artiste culinaire mais principalement maman en charge de son petit d'un an ces derniers temps. Je m'installe au sommet de leur maison et profite de la vue dégagée de la chambre qu'ils me prêtent pour m'aérer l'esprit et me reposer le corps.
Samedi 25 septembre
Je prépare mes itinéraires suivants avec précaution, évaluant les dénivelés d'un chemin plutôt qu'un autre, vérifiant les kilométrages d'une étape, ses points de passage, les détours possibles, je ne peux être à Barcelone avant lundi 4 pour des raisons pratiques alors je m'octroie la visite de Girona et Vic. Après un déjeuner rapide où je goûte ses miels, j'en découvre la provenance directe car l'apiculteur m'emmène avec lui à trois villages de là, sur un terrain en friche où un agriculteur lui laisse poser ses ruches. Il y en a une dizaine, il en possède une soixantaine environ, disséminées dans un rayon d'une vingtaine de kilomètres autour de chez lui. Chacun terrain possède ses fleurs particulières, m'explique-t-il, les abeilles récoltent tout ce qu'elles trouveront mais une dominante ressortira du lot et permettra de classer le miel selon une appellation contrôlée (ici, on a du miel de maquis par exemple, ou encore du bruyère, du châtaigner). Tandis qu'il me détaille le fonctionnement d'une ruche en l'ouvrant au grand jour pour une double opération de contrôle, l'apiculteur enfume les abeilles afin de les tenir tranquilles. J'ai revêtu pour l'occasion la blouse blanche intégrale de protection contre les insectes, ne dépassent que mes mains et mon appareil photo. Lui, plus habitué et craignant peu les piqûres éventuelles, reste en tshirt, sans masque ou rien de la sorte. La première étape consistait en la vérification de deux ruches qu'il me désigne comme « bourdonneuses », c'est à dire, non pas contenant des bourdons, mais émettant un bourdonnement propre à la population mâle trop nombreuse au sein de la ruche et signifiant que la reine de ce bâtiment est manquante ou disparue. Si l'une des deux ruches à contrôler était bien vide de toute présence altière, l'autre fonctionnait mais très modestement comme nous pûmes le constater. C'est en revanche une troisième voisine qui s'avéra partager le même sort que la première. Dès lors, les deux ruchettes furent saisies et vidées intégralement de leur contenu ce qui provoqua un petit affolement autour de nous. Sans reine la colonie désorganisée ne pouvait pas passer l'hiver, les abeilles travailleuses et butineuses sont donc fichées à la porte mais elles se feront sans mal intégrées par une colonie voisine. Chaque ruche peut contenir plusieurs dizaines de milliers d'abeilles. Ces insectes pesant un dixième de gramme m'étonnent au fur et à mesure que l'apiculteur m'explique leur caractère et comportement en société. Je l'interroge en essayant de faire des parallèles avec la nôtre, mais sans succès. L'organisation des abeilles n'est ni matriarcale ni beaucoup plus équitable pour l'un ou l'autre de ses deux genres au travail. N'empêche que malgré leur petite taille, leurs performances et leur fonctionnement en une ruche n'en finissent pas de me surprendre. Nous procédons à la seconde étape de notre opération de contrôle, à savoir retirer la partie supérieure de chaque ruche où les abeilles concentraient leur miel, les hottes. La récolte étant passée, elles en ont emmagasiné suffisamment de réserves dans l'étage inférieur et principal de la ruche, autour du couvain royal pour passer la saison froide entre elles, dans une sorte d'hibernation où collées les unes aux autres elles se tiennent chaud. Nous en profitons pour réduire les partitions des ruches moins productives afin qu'elles aient moins d'espace à chauffer, puis tournons les talons pour charger la 4x4 des ruches vidées. Sur le chemin du retour, nous admirons dans le ciel des vautours fauves planant entre les courants d'air qui se faufilent entre les montagnes, ils sont parmi les plus gros volatiles d'Europe, à l'affût des restes d'une partie de chasse. Mon chauffeur prête également bien attention à ne pas écraser sous ses grosses roues le moindre insecte traversant la route, qu'il me nomme à la dérobée en jetant un œil dans son rétro. Une dernière ballade dans le village puis je passe de la cuisine au vin avant de finir du vin aux cartes.
Dimanche 26 septembre
Mon réveil sonne. Ça n'arrive pas très souvent ces derniers mois, mais avec l'apiculteur nous avons proposé notre aide au chantier d'un couple de ses amis. Il s'agira de déblayer tout un pan de mur de pierres adossé à un flanc de colline afin de refaire l'isolation externe et le drainage des eaux de pluie pour l'avenir. Nous nous attelons, pelles et pioches en main le long d'une tranchée creusée tout du long du bâtiment. Ce beau monde se divise en deux catégories, ceux qui ont des brouettes bien chargées, et ceux qui creusent, et moi, je pousse mes brouettes bien chargées jusqu'à un tas de caillasse qu'une jeune femme trie en deux autres tas selon leur variété et leur future utilité. Au fur et à mesure que le chantier progresse, nous remontons des seaux qui viennent du fond de la travée, chargés d'un bon poids de pierres ou de terre, heureusement l'ombre du mur nous garde relativement au frais car aux alentours de midi le soleil frappe implacablement. Après une petite pause où je picore un raison noir de table réjouissant, je pars avec le propriétaire des lieux visiter la placette en haut de la montagne d'en face. Située à une petite dizaine de minutes de marche, c'est un lieu réservé aux éleveurs locaux pour abandonner les carcasses de leurs bêtes mortes naturellement aux charognards locaux. La brebis laissée la veille n'a pas été touchée. L'éleveur m'exprime sa grande tristesse de l'avoir perdue, elle est morte de vieillesse. Il m'explique également que parfois, en une quinzaine de minutes un animal peut être intégralement dépiauté, nettoyé jusqu'aux os étincelants par les oiseaux qui tournent autour. On appelle cela la curée. Cette saison correspondant à celle de la chasse, il m'explique également que les vautours ont assez à faire avec les charniers où les chasseurs abandonnent illégalement les carcasses des bêtes tuées pour toucher aux placettes. Nous redescendons sur le chantier pour finir notre tache peu après midi, en remettant la terre récoltée du fond de la tranchée sur les ornières du chemin menant à la bergerie puis prenons la direction du village suivant pour partager un poulet basquaise tous ensemble. Nous rentrons coucher le petit peu après manger, j'en profite pour me reposer aussi puis rencontrer un couple ami, fraichement débarqué des alpages suisses. Lui est fromager saisonnier et elle garde le troupeau un peu plus haut en bossant sur une revue à propos des livres d'artistes. Ils sont très sympathiques, nous discutons ensemble autour d'un rooibos et le soir arrive. L'apiculteur revient d'une journée où il a tenu la boutique des producteurs locaux, après notre repas à trois, je ramène une tarte pommes et figues faite par sa femme pour son anniversaire. 36 ans le bonhomme, ça se fête sur une nouvelle partie de yaniv.
Lundi 27 septembre
On a besoin de bras à quelques maisons d'ici ! Le charpentier rentre sa réserve de bois pour l'hiver, on déverse en deux chargements les huit stères qu'il faut acheminer dans la baraque. Un stère, ça nous donne entre 800 et 600 kilos de bois qu'une chaine de petites mains se passe afin de mettre à l'abri le carburant plus économique ici que le chauffage central pour ces maisons mal isolées. Le travail prend plusieurs heures, il est abrutissant. Bûche à droite, je passe à gauche, et bis repetita ad nauseam. Au final, l'atmosphère se détend pendant ce moment de travail à la chaine, on rigole, trouve des bons mots, tout ce qui nous vient pourvu qu'on ne pense pas jeter un coup d'oeil au tas de bois qui ne diminue visiblement pas beaucoup. Le labeur enfin effectué, nous sommes réunis autour d'une tablée pour manger ensemble et le charpentier en profite pour réparer la lame de mon couteau avec ses limes : comme neuf et affûté ! C'est ma dernière journée ici, parmi ces « néo-ruraux ». On oppose ces « néo-ruraux » aux locaux restants, plantés comme des vieux chênes dans leur village. La région est très belle et ces gens se débrouillent bien, dans un échange de service et une communauté qui s'entraide. Ils viennent des villes, d'autres régions, ils en ont marre, d'un mode de vie, d'un système, alors ils font des sacrifices et retape à leur échelle un grain de ce qu'ils imaginent être le paradis. En discutant avec l'apiculteur et sa femme, un mot a rapidement buté à nos lèvres, celui de « faire des compromis ». Oui, il y a inévitablement la bagnole ici. L'essence est un moteur puissant sur ces montagnes et je pense à ces deux choses : son prix et l'inefficacité du vélo sur ces reliefs. J'ai fait le beau à venir jusqu'ici, avec mes petites roues, salué pour mon courage et ma détermination, mais chaque fois que j'ai trouvé sur ma route des villages un peu paumés, sans boulangerie ou commerce de proximité pour des choses aussi futiles que, je sais pas, des céréales ou des fruits, je me suis toujours imaginé impossible de vivre au quotidien, par les intempéries, avec ces dénivelés et ces rapports de distance avec le vélo appliqué à ces lieux. Aller au marché dans les Corbières c'est une sortie hebdomadaire pour ces foyers, l'occasion de faire le plein dans le village voisin de 6 à 10km. J'ai du mal à me figurer la sorte de courage/témérité qu'il faut pour chevaucher sa bicyclette et s'enfiler ou bien de la montée à l'aller (au mieux) et de la descente au retour, bien chargé, ou bien l'inverse, ou un peu des deux, pour avoir quelque chose à grailler jusqu'au vendredi suivant. Et il y a la question du prix de l'essence. Je l'ai vu monter, petit à petit, depuis mon départ en juillet, jusque maintenant, dans les stations services des massifs, plus reculés. J'ai demandé à un chauffeur, l'air de rien, combien son véhicule consommait, je veux dire, comme un connaisseur, au cent. Entre 5 et 8 litres pour 100km me répondit-il. Dans la moyenne basse, j'ai compté que pour 100 bornes et ses 5 litres, l'automobiliste dépensait plus de 8€. Je me suis pris à imaginer quel repas un cycliste se ferait avec ces 8 balles pour rouler sa centaine de bornes. Bien sûr, on ne transporte pas les mêmes choses, le même nombre de gens ou à la même vitesse, mais outre la fabrication de nos pièces et bécanes respectives, on ne pollue pas, on envoie moins son blé dans des assurances, alors même si le parallèle est douteux, que je n'ai pas de permis pour avoir vraiment le choix, je continue de réfléchir à ce que pourrait être une vie sans bagnole, sans compromis, si c’est même possible.
Mardi 28 septembre
La cloche de l'église tonne le nombre d'heures. Un coup unique pour chaque demi-heure. Le coq chante. Un voisin démarre sa tronçonneuse. Le bébé hurle puis gazouille un étage plus bas. Quelle campagne. Je me lève tôt pour remercier et saluer l'apiculteur qui part au travail. Je me recouche puis je fais mon sac, une nouvelle fois. La route s'élève hors du village pour redescendre mollement, enlaçant les montagnes les unes après les autres jusqu'à sortir complètement des Corbières par un petit col de rien du tout. Les montagnes arides et majestueuses laissent la place à des coteaux qu'aucun homme ne récolte, seulement des machines, et des oliviers, à l'aise dans leurs baskets sur ce type de sol. Je m'arrête à Estagel pour bouffer un grec. Avec l'entrée dans les Pyrénées Orientales, il semblerait qu'on soit passé en terre catalane. La sortie des montagnes rime avec l'arrivée dans une plaine où on distingue Perpignan au loin, derrière un réseau de relais électriques et d'éoliennes, j'ai vu plus beaux paysages en ce pays. Je continue, Sant Feliu, puis Thuir, remarquable petite cité qui ne trahit pas son origine ni son attachement culturel, des vergers en pagaille de part et d'autre de la route et enfin on aborde finalement la dernière partie du programme, le boss final, il s'agirait de les gravir un jour ces montagnes, alors sous le pédalier, je sens les routes qui s'inclinent, la terre qui se nivèle, et j'appuie plus fort, je laisse tomber le casque, sue à grosses gouttes à l'ombre des oliviers qui m'accueillent, je lis des gribouillis au sol, la route du Tour sans doute et à l'approche de ma destination du jour, Céret, ville de peintres cubistes, une longue descente me le confirme : le Tour s'élançait d'ici plus tôt cette année. Après quelques courses rapides, je m'installe sur un banc et profite du chant d'une fontaine pour me reposer. Je dois dormir dans les environs cette nuit, aussi après un premier essai peu fructueux dans un verger négligé et non-récolté, je pose mon bardas sur le flanc opposé de la ville, en haut d'un chemin, près d'une petite chapelle. Là, Saint Paul me bénit, me protège et invite un couple d'automobilistes à partager notre communion, à notre chevet, écoutant de la techno toutes portes ouvertes, à fond sur son parking. Douce France, pays de la psytrance, chantait l'autre non
Mercredi 29 septembre
J'entends la pluie toquer sur la toile.
J'ai installé la tente fissa sous des arbres au fond d'un terrain dont je ne comprends pas bien l'utilité : dépôt de cailloux ? passage de relais électriques ? pâture à vache ? Un peu de tout ça sans doute, en face d'une station essence à la sortie de Camprodon, deuxième ville de Catalogne, après la frontière.
Bien avant cela, dans la matinée, je suis repassé à Céret. J'étais convaincu de l'utilité d'un test rapide chez un pharmacien peu poli, si pas pour le musée d'art contemporain de la ville (dont tout le monde m'a vanté les mérites, pensez, Picasso, Braque, Soutine, Chagall, Jacob, rien que ça) fermé pour travaux, eh bien pour le passage d'une frontière par exemple, m'éviter de faire demi-tour en haut d'un col, prévenir, guérir, tout ça tout ça. J'ai écrit deux cartes postales. La fille qui m'a vendu les timbres m'a bien eu : « les verts ou les rouges ? » Moi, déconcerté par sa poitrine opulente, subitement daltonien, je n'ai su quoi répondre, alors elle m'a mis les plus chers, bien joué à cette jeune mauvaise graine. En attendant le midi, je lis L'éloge de la fuite en regardant d'un œil distrait ces derniers instants de vie française. Je retire du cash avant de partir et je me casse.
Je suis la départementale qui longe le Tech. Ça monte très légèrement. C'est quoi cette histoire ? J'en aurais fait toute une montagne de ces Pyrénées ? On s'en tape les genoux de cette boutade banale et réchauffée, aussi je passe les dernières villes de la carte. Ici un camping bourré de caravanes et de camping-cars, bizarre, si tard dans la saison. Là, des bleds qui deviennent de plus en plus riquiqui au fur et à mesure que je remonte en amont ce petit crinchon de Tech qui, si vous voulez vous l'imaginer, est l'image parfaite de la rivière qui coule avec force trente mètres en dessous des ponts sur son lit de cailloux. Les voitures se font plus rares, toujours pas de traces des espinguoins, puis après un peu grimpette on redescend tendrement sur Pratts-de-Mollo. Voilà, c'est officiel, après y'a plus rien. Plus rien que le Col d'Ares. Ici, on a un château à faire valoir, une belle église, le Tech encore lui, et puis des p'tites rues qui disent la Catalogne, c'est charmant. La restauration guette le touriste, pas courant à cette heure. Je décide de m'octroyer une glace avant d'attaquer le plat principal, mais au final, y'a plus rien, tant pis, en selle. Les gendarmes passent en bande et m'ouvre la voie – je me dis, héhé, ils croiront m'avoir au sommet avec leur contrôle bidon, mais j'ai mon résultat négatif dans la poche – le Col fait 13km et culmine à plus de 1500m, de là où nous partons, nous sommes approximativement à 730m d'altitude.
A l'instar de quand je vous ai parlé de ce que ça fait que de rouler sous la flotte, je vais essayer de vous dépeindre ce que c'est que de monter un col avec un petit vélo. Tout d'abord, il faut savoir qu'on choisit toujours par où on passe. Dans un premier temps, j'étais parti sur l'idée fantasque de passer plus loin, au cœur des Pyrénées, par Les Angles, pour donner un coup de truelle final à un skatepark qui fut fini sans moi. De là, la grimpette était largement plus difficile et elle devint pour ainsi dire une hallucination quand je vis ce qui m'attendait au delà de la frontière (tu redescends tranquille pour trouver un autre massif, la Sierra Cadi, bien plus corsé que ce que tu viens de traverser). Conseillé par des habitués de la région, j'ai donc porté mes guêtres sur le Col d'Ares, délaissé pour l'état de ses routes et sa faible altitude. Attaquer un col n'est jamais quelque chose de facile. Il y a le profil (qu'il vaut mieux consulter) et la réalité. Le profil en explique, souvent kilomètre après kilomètre, la difficulté (on trouve pour chaque borne le degré moyen de pente que tu vas te manger, 2% c'est facile, 7-8% ça devient très dur et au-delà c'est des murs à franchir), et on retrouve parfois ces indications sur les bornes kilométriques qui jonchent ponctuellement la route. Maintenant, il y a la forme du cycliste, d'où il vient, combien de temps il vient de rouler. C'est un exercice commun pour les pédaleux que de prendre sa bagnole, se garer au pied d'un col, monter avec le vélo et tout refoutre dans la caisse pour rentrer se faire un déca. Il y en a d'autres, plus ultras, qui s'enfilent les cols, un, deux, trois, pas beaucoup plus souvent, pendant que les autres se resservent une tasse, c'est un exercice pour élèves avancés. Et enfin, il y a les voyageurs, plus ou moins forcés de passer par là ou pour qui le franchissement d'un col fait figure de joyau sur la couronne qu'ils se sont forgée. Suivant chaque cas de figure, outre leur bécane, le physique, la fraicheur du sportif ne sont évidemment pas la même et cela aura un impact direct sur l'ascension. Je finirai par ajouter qu'avec un peu d'entrainement, la grande majorité des cyclistes persévérants peuvent s'affranchir de la plupart des cols. À niveau à peu près égal il n'y a qu'une chose qui fait la différence : le mental. Partir seul dans cette croisade c'est assumer de partir avec un sérieux handicap. Personne à suivre, personne d'autre que soi à conforter et avec quoi ? de vaines paroles qui sonnent déjà faux au moment où vous les prononcez intérieurement. Ma précédente expérience des Pyrénées nous replace en l'an 2015. Avec un camarade ariégeois, nous culminions au Col du Portet d'Aspet, à presque 2000m, sur nos vélos faits de carbone, pesant moins qu'un pack d'eau (mais coûtant plus cher). Je me souviens de cette sortie car nous en avions programmé trois, ce devait être pour lui un sérieux entrainement pour une course à venir et moi, je le suivais, bon gré malgré. Je n'ai tenu qu'une journée... Et dans quel état... Je me souviens de mon moral au fond de mes chaussettes, voyant tourner la route en un énième virage, lacet qu'il fallait monter à coup de pédale, tour de roue après tour de roue, mètre après mètre, il fallait continuellement tenir colloque, réunion extraordinaire en moi pour convaincre mes différents organes de ne pas lâcher, exploser les uns après les autres dans un premier temps, pour ensuite tout donner dans une opération significativement semblable à la précédente, mes muscles se bandant d'une seule force, malgré la douleur, malgré la haine, malgré la colère, et qu'est-ce que je fous ici bordel, pourquoi j'suis pas au fond de mon plumard, qu'est-ce que je veux me prouver, et pour qui, personne m'attend en haut en petite jupe ras le cul avec un putain de fanion de champion du monde et une coupe de Champomy éventée, et « le cerveau a dit oui, ok les gars on se prépare à appuyer tout de go sur la pédale gauche – mais chef ! On est déjà dans les réserves énergétiques, tous les voyants sont au rouge, on va rentrer en hypo ou perdre la boule, c'est certain ! – Marty, le cerveau commande, tu m'appuies une dernière fois sur cette pédale à la con, on a pas encore vu le sommet de cette merde de tas de terre – Chef ! Chef ! Le cerveau veut qu'on recommence l'opération – Encore ?! » bref... Ne pas savoir, combien il reste de lacets, combien il reste de kilomètres, s'ils seront durs, avec qui elle dort ce soir, non pardon ça n'a rien à faire là, c'est du Nirvana ça haha, ne pas savoir tue le mental. Si le mental est sapé, le cycliste est à peu près cuit. Il arrivera sans doute en haut de son col, mais à quel prix ? Il faudra qu'il se convainque, que c'est pas grave de mettre pied à terre, après tout, personne le regarde, personne le juge pour ça. Il fait mine de reboire un énième coup d'eau devant les automobilistes, ou d'un souci mécanique imaginaire, le vaurien, mais il le monte quand même. S'il doit pousser les 25 kilos de son biclou et tout penaud monter ses pentes à 8% avec ses chaussures qui glissent, il le fera, pas fier, mais il le fera. Là, on dirait que la route devient plus clémente. Que le segment gravier avec options trous dans la chaussée a cessé. Il rechevauche son destrier, il tourne un peu les jambes, ça a l'air d'aller, pour une ou deux bornes, et puis comme par hasard, ça remonte en flèche, hopopop. Deux écoles : on se fait violence, on crie, on jure ; ou on remet pied à terre. Ce qui compte c'est d'arriver au bout, que notre égo soit sous nos roues, qu'est-ce que ça peut bien nous faire ?
J'ai poussé. Outre la première portion à plus de 8% de moyenne que j'ai pu grimper en y laissant des plumes, j'ai poussé les deux autres segments similaires. Je m'étais mis le live Shit des Mets à Seattle en 89, l'un de mes préférés, pour me donner la pêche, mais malgré ça, je m'arrête au quatrième kilomètre, je me rassure, faut juste que je mange une prune salvatrice, un coup d'flotte et je repars. Trois cent mètres plus loin, le cerveau me dit « tu t'es arrêté une fois, tu vois qu't'en chies là pauvre cloche, alors arrête-toi encore ». Je m'exécute, ravalant ma fierté mal placée, et je pousse. Un kilomètre plus loin, un redoux me permet de tourner les jambes, pas bien longtemps parce qu'une nouvelle portion me les casse. Hop, je repousse et je peste après ce pot de compote de 600 grammes que je me suis senti obligé d'acheter à la Biocoop. C'est p'tête bien ça qui ferait la différence ? Après c'est plus tranquille, la forêt se découvre, on voit loin dans la chaîne, le froid descend sur moi, les beaux sommets, les nuages qui les mangent et les avalent. Je vois une petite bagnole descendre d'une route tout là-haut, visiblement la seule possible, alors je continue jusqu'à une autre séance de va-comme-j'te-pousse. Je m'impressionne sur la fin, les panneaux me trompent, je pense qu'il reste 3 ou 4 bornes, ça monte à 7% en moyenne, puis plus d'indications, alors je continue, je m'accroche à mon cintre trempé, la température s'est drastiquement refroidie, tant pis je m'habillerai en haut, et puis un panneau, qui me dit quelque chose : bleu roi, carré, avec comme des étoiles jaunes, j'y lis rien en son centre, on l'a effacé puis recouvert d'un tag « CAT », et là, peu après, c'est le sommet. Col d'Ares, 1500m. Le conseil régional des P-O (abréviation obscure mais qui ne trompe personne, Pyrénées Orientales) nous souhaite bonne route, moi je prends ma petite photo ainsi que tous les cyclistes qui font enfin quelque chose de leur vie (comme mettons sortir de chez eux après avoir tunné à mort leur vélo) et je redescends, gants vissés sur les mains (ça, je l'ai pas oublié de ma précédente expérience, les gants dans la descente c'est o-bli-gé si tu veux pas décéder en essayant de freiner avec tes deux glaçons géants). CAT ? Benvinguts a Catalunya et pas en Espagne mon cochon ! Je file dans les virages, j'essaye de parfaire mes entrées en imaginant l'aide au sol à la trajectoire parfaite de Gran Turismo 4. Avec la descente, les perspectives s'allongent, les vallées se font plus profondes, bien vertes et me coupent le souffle par leur beauté. Le bled de Mollo passe rapidement sur ma droite, bientôt j'entre dans Camprodon. Je dois y trouver un supermercat, je fais un petit tour dans son centre, c'est la sortie de l'école, les gens me regardent passer, j'admire cette animation légère, ces boutiques, la tronche de ces rues, leurs bâtiments, le petit cour d'eau qui coule derrière, je ne suis plus en France, tout l'indique, quel bonheur. À la sortie j'avise ce sentier, je monte, je pousse une dernière fois mon vélo, il commence à pleuvoir, je monte la tente et voilà.
Il continue de flotter. J'entends la pluie toquer. Sur la toile, dans l'herbe, sur les feuilles et sur les arbres. Devant moi, si j'ouvre la tente, j'ai un panorama superbe sur les montagnes malgré la route, à droite, en contrebas, mais il pleut, alors pour l'instant, il fait noir dans la tente. Je n'ai pas encore mangé. J'ai quitté Lille sous la flotte. J'ai fait 2500 bornes pour rentrer au nord d'un pays où il flotte. Je me sens un peu floué. Mais ça va s'arrêter. Sûrement... J'entends la pluie tic-toquer. Oui.
Je suis là.
Jeudi 30 septembre
La Catalogne a un don et un certain talent pour vous rappeler à chaque minute que vous passez en son sein où vous êtes : c'est à dire en Catalogne. Que ce soit à travers de larges graffitis scandant à loisir « Llibertat presos politics », « Puta Espana », « Catalunya Lluire » (dans l'ordre, Liberté pour les prisonniers politiques, Espagne de petite vertu et Catalogne Libre) ou de petits signes multipliés à outrance (drapeaux de la région exposés devant la majorité des foyers, stickers colorés sur les poteaux électriques tout le long de la route, larges banderoles manuscrites dans les champs, à l'entrée des patelins), je veux dire, putain même les villes, pas les habitants hein, mais les mairies telles que celle d'Olot viennent rajouter sur les panneaux de leurs rues « Republica Catalana », alors pour vous faire sentir si pas en zone conflictuelle mais de revendication forte, ça se pose là !
Après la pluie de la veille qui dura deux bonnes heures et peut-être un peu plus dans la nuit, j'ai repris ma route pour descendre de Camprodon jusqu'Olot. Après de somptueuses routes dévalant des flancs de montagne et m'offrant des kilomètres de virage à dévaler devant des panoramas impayables en saluant les courageux qui les grimpent, j'atteins finalement mon point avant midi. La première impression que j'ai de cette ville de 36 000 habitants, c'est qu'elle est (en un jeudi matin) bien plus vivante que bon nombre des villes françaises qui comptent le double de population. Ça parle, ça boit des verres, les boutiques commencent à lever le rideau mais les gens sont déjà dans la rue, dans les parcs, les vieux se baladent, s'interpellent, la plupart des gens portent ici encore le masque dans la rue certes, mais quel bien ça fait de voir cette vie sociale renaître ! Le seul bémol des environs c'est l'odeur des élevages de porcs (dont le pays fait une consommation non raisonnée, dois-je le dire) qui voyage mais s'arrête, tel un nuage fameux avant lui, aux frontières de la ville. Dans cette région, pas trente six routes pour le cycliste, on est toléré sur la majorité d'entre elles (je n'ai pas encore pu repérer où je n'étais pas le bienvenu, hormis sur les autoroutes) et les automobilistes effectuent de (trop?) larges écarts afin de ne pas vous essuyer les fesses. Je parle de cycliste d'ailleurs, mais en 24h j'en ai croisé plus que (aux bas mot) pendant mes deux dernières semaines de France. Après Olot, la descente continue pour mon plus grand plaisir, et heureusement car après les épisodes 1 et 2 des genoux douloureux, cette fois c'est la cuisse gauche qui (travaillant plus que la droite, je m'en rends bien compte) demande grâce. Je tiens bon, note que les routes de Catalogne sont en bel état, bien entretenues, agréables à rouler, puis tourne finalement après Anglès, vers Salt et pénètre dans l'artère principale de Girona où je rejoins mon Airbnb pour deux nuits. Je me rends compte que c'est ainsi, après deux mois de péripéties, le premier toit que je me paye, terrassé par la fatigue, par la douleur physique et LE MANQUE DE WIFI, TROIS JOURS DEJÀ PUTAIN JPP. La ville est jolie. J'aborde ses ruelles historiques en fin de journée, j'y trouve quelques boutiques à l'ancienne, pleines à craquer de produits à la manière d'un Ollivander, ce qui me rappelle Madrid. Je pense à la décentralisation. À ces villes attractives, qui vivent, respirent, non seulement par rapport aux villes voisines, mais aussi par rapport à leur propre centre-ville. Dès lors qu'on laisse de côté les boutiques de fringues et de parfumerie qu'on trouve partout, on découvre dans chaque quartier, autour d'un parc, d'une salle de sport de petits poumons de vie citadine, quelle douceur. Je parle avec une irlandaise qui vient de s'installer ici. C'est son deuxième jour. Elle cherchait un appartement, en a trouvé un sur un site que lui recommandait un collègue, l'annonceur lui a demandé un loyer d'avance et la caution (soit 1400€) pour lui bloquer l'appartement avant la visite car il était submergé de demandes et d'autres personnes peu sérieuses. Il les lui rendrait au cas où l'appartement ne lui conviendrait pas bien sûr mais elle n'a jamais visité d'appartement, pas plus qu'elle n'a eu de nouvelles du type après l'envoi de la somme, le téléphone sonnait dans le vide et c'en était fini. La police et la banque se révèlent inutiles dans ces escroqueries. Je me dis, chouette comme départ ici pour une irlandaise. Ce soir elle tire son premier enseignement espagnol, elle va manger des nuggets et de la pastèque pour se consoler, régime à peu près typique, et ça au moins, elle les a payé après les avoir vu et touché. Moi, tout ça me fait gerber.
Vendredi 1 octobre
On m'a demandé au soir de cette journée si j'aimais Girona, je me suis trouvé embêté par cette question, aussi j'ai répondu quelques banalités. Ainsi la ville n'est ni trop grande ni trop étendue, tout s'y fait facilement à pied, le quartier de la vieille ville est pittoresque, avec ses remparts, ses ruelles de l'ancien quartier juif, son architecture typique, mi-médiévale mi-lombarde. On arpente le tour de garde, regarde par les meurtrières en contrebas, j'imagine là, de part et d'autre, des hommes morts il y a plusieurs centaines d'années pour qu'un jour je suive leurs pas fantômes. La vieille ville cache également un petit jardin secret où deux amoureux se font la lecture, je pense pouvoir y bouquiner après midi, raté, les moustiques tigres qui le gardent sont intraitables. Je déambule dans les ruelles marchandes, la rambla (artère principale où l'on se ballade, restaure et fait ses achats) d'ici a également un cachet ancien appréciable, je passe d'une rive à l'autre par l'un de ces ponts qui donne à la ville ses plus belles photos Instagram, j'en fais une aussi, pour moi, pour vous, illustrer mes écrits me dis-je non sans une once d'hypocrisie, et continue ma route. Vers 13h, je me dirige à la meilleure pizzeria de la ville dixit les avis Google. J'ai envi d'une vraie pizza napolitaine (même si je suis en Espagne) et c'est à peu près réussi. Rien de renversant mais ce petit restaurant du sud de la ville, doté de 4 tables pour recevoir ses clients, m'en donne pour mon argent. En face de moi, une espagnole d'un charme certain me néglige, elle déjeune avec son père, je m'enivre d'un verre de rouge, sors, et les pores ouverts, m'imprègne mieux encore de la ville. Je retourne vers le fleuve, l'Onyar, erre mon Eloge de la fuite à la main, lis quelques pages, ce livre sue tellement de vérité qu'il me tombe des mains, il m'en faut lire de petits extraits, homéopathiques. La sieste traditionnelle m'attrape, sans difficulté ni résistance, au soir je me laisse tenter par le troquet local, celui du club de pétanque de Montilivi (le quartier où je réside). Boissons à un prix dérisoire, deux salles, deux ambiances mais toujours conviviales. D'un côté les joueurs de domino, de l'autre les parents qui viennent chercher leurs rejetons de l'école d'à côté et qui sirotent des bières en gardant d'un œil lointain leur marmaille partie jouer. Derrière il y a une partie de boules qui se joue. La plupart sont des catalans ratatinés et bedonnants, ayant visiblement l'habitude de jouer ensemble. Mes pas me guident plus loin et trouvent une manifestation pour l'indépendance en ce vendredi soir. Approximativement deux ou trois cents personnes défilent calmement. De jeunes antifascistes se joignent à eux. Plusieurs fois dans la journée, j'ai remarqué des personnes arborant ostensiblement des tshirts proclamant leur appartenance à ces groupements. Ils défendent ici une idée de la démocratie non reconnue par le reste de l'Espagne, sous l'œil soucieux de la guardia civil, auteure de la répression soutenue du pouvoir en place. Je m'endors après un documentaire d'Arte sur Townes Van Zandt, tout ça m'avait manqué.
Samedi 2 octobre
Je retourne à ce petit bar du club de pétanque pour lire et m'enfiler un boccadillo (sandwich) que je m'étais préparé au matin : un peu de fromage, un peu de chorizo, un reste d'houmous. Je reprends la route, en traînant un peu la patte. Je sens que cet énième départ est plus difficile que les autres pour une raison qui m'échappe : est-ce que c'est parce que j'arrive proche du terme de mon voyage ? Est-ce que c'est parce que j'en ai marre de l'inconnu ? Ne pas savoir où dormir, quoi manger, la solitude ? Je ne le crois pas. Il reste la fatigue, bien présente dans mes jambes, mon corps et ma tête. Je descends de Girona par le sud-ouest et passe par une petite ville pleine de monde en ce début d'après-midi. Je vois flotter des dizaines de drapeaux catalans et décide de marquer l'arrêt devant une large tonnelle où un discours est prononcé. Je comprends finalement qu'il s'agit là de la commémoration d'une charge policière contre l'organisation du référendum d'indépendance de la Catalogne de 2017 en voyant des photos exposées dans le dos du public montrant blessés et scrutins emportés par la police. Cette commémoration allait de paire avec une marche pacifique qui trouvait sa fin dans ce village et comptait plus de mille participants. Ma route se poursuit sous le soleil mais face au vent et malgré la courte longueur de l'étape du jour (60km) j'ai l'impression qu'elle n'en finit pas. Les paysages sont rarement jolis (ce qui doit tenir en partie des routes que j'ai choisi de rouler puisque je suis allé au plus simple et au plus rapide) et j'atteins finalement ma destination qui est la ville tranquille en ce samedi de Sant Celoni. Après un rapide tour dans le centre ville à peu près désert, ayant fait le plein dans un Lidl peu avant, je grimpe un versant du Montsenny (l'un des deux massifs qui enserrent Barcelone, l'autre étant le Montserrat) pour y trouver un coin tranquille et planter ma tente quand mon téléphone sonne : c'est le frère de l'ami (celui de Noirmoutier souvenez-vous) que je dois rejoindre à Barcelone, il vient d'arriver en stop à Sant Celoni depuis les Pyrénées ! Je redescends de la montagne à cheval, hip hop, retrouve cet ami, retournons à cet endroit calme pour passer la nuit, ouvrons une canette de Gin Tonic toute prête et trinquons à nos retrouvailles et à la fin imminente de mon voyage !
Dimanche 3 octobre
Malgré la petite pluie tombée dans la nuit, nous avons eu bien chaud dans la tente et au réveil le sol ne paraît plus humide. Après un petit déjeuner sur le pouce, un marcassin qui se dérobe de nous au loin et un catalan qui promène ses quatre chiens identiques (style bergers des Pyrénées ou samoyèdes) et nous accostera pour savoir si nous comptions rester et laisser des déchets derrière nous, nous repartons chacun de notre côté, lui en autostop et moi à vélo, pour nous retrouver dans une place centrale de Barcelone. Les 55 kilomètres sont vite pliés. La première partie est infâme, le long d'une large départementale, vent de face une nouvelle fois, puis j'aborde quelques petits patelins plus tranquilles, croise pléthore de cyclistes en ce dimanche matin, puis renoue avec les grosses voies multiples à l'approche de Barcelone avant de finir sur une portion d'un genre de périphérique qui se termine en rue à sens unique immense (4 ou 5 voies) et m'engouffrer en direction de la Sagrada Familia pour une courte photo de finish puis de la Plaça de Catalunya où je retrouve mon ami. Plus de force pour monter le Tibidabo, on attend le retour de la pluie d'un moment à l'autre, l'air est lourd, pollué, nous partons manger dans le quartier d'Hostafranç dans un bar à tapas, puis continuons notre repas dans un second à Sants, un peu plus loin sur la route, avant de retrouver la copine de mon meilleur ami qui habite en face de la gare de Sants. Ensemble, nous jouons aux cartes, discutons (plus de deux ans sans nous voir!) et faisons un tour en fin de journée jusqu'au port avant de poser nos bagages dans l'appartement de mon meilleur ami qui ne rentrera que le lendemain d'une semaine en France.
Oui, finalement, nous y sommes. Je n'ai pas encore eu le temps d'y penser ou de réaliser, même maintenant alors que je l'écris, ce premier chapitre de mon voyage est terminé. Parti de Lille un 27 juillet sous la pluie, j'arrive le 3 octobre à Barcelone sous une fine pluie et un air orageux, après plus de 2700km. Une seule crevaison, aucun souci technique, beaucoup de belles rencontres pour un espace temps qui m'a semblé bien plus long et profond que ce que représentent ces deux mois, sur le papier d'un calendrier quelconque. Maintenant, il me faut me tourner vers la suite, la France étant déjà toute petite et pâle dans mon rétroviseur.
APARTÉ À PROPOS DES ENFANTS
Longtemps, j'ai pensé avoir des enfants.
J'ai pensé avoir des enfants mais principalement pour une raison égocentrique : celle de pouvoir offrir à un être plus fragile une enfance plus heureuse que la mienne. Un être plus fragile que moi ? Je ne sais même pas si cette formule tient debout tant le lot de responsabilité qui découle de la garde d'un enfant me dépasse et dépossède de mes moyens, ne serait-ce qu'à imaginer tout ce qu'il implique.
Bien plus tard, admettant la solitude comme une partie intégrante et inhérente de ma vie, je n'ai plus pensé avoir d'enfant. Je me disais peut-être qu'il fallait être au moins deux pour accueillir pareil événement dans une vie. Et puis, d'autres faits sont entrés dans ma considération. Comme beaucoup, le futur me préoccupe. L'état écologique de notre planète, la ruine économique des systèmes, la dérive de certains caractères, tout cela fait de belles excuses à fuir une nécessité animale et instinctive, celle de – narcissiquement – devoir faire survivre une trace de soi après soi. J'ai admis une seule chose en moi, pour le moment, celle d'adopter un enfant, si un jour je le pouvais, j'en avais les moyens et l'envie. Cela me semble le meilleur compromis existant que de tirer un être déjà vivant d'une situation difficilement imaginable et tenter de lui fournir une éducation recevable pour affronter ou se marier au monde qui nous entoure. Parlant d'éducation, voilà une autre impasse de laquelle je n'arrive ni à me tirer ni à me faire une idée propre. Comment éduquer un enfant ? Quelles valeurs lui transmettre ? Je ne suis pas sûr à 100% de ne pas être un déchet moi-même, alors que tirer de moi ? À ce sujet, pendant mon voyage, j'ai à plusieurs reprises visiter des foyers avec des mômes de tous les âges et des deux situations les plus fréquemment observées : scolarisés ou suivant l'école à domicile avec les parents. Des deux côtés je me suis rapidement senti submergé, étouffé par le comportement de ces enfants : irrationnels, capricieux, effectuant un chantage très calculé d'un parent à l'autre, obtenant ainsi gain de cause dans leurs délires. De l'autre, j'ai rencontré des parents fatigués (et j'entends bien qu'élever un petit c'est un travail à plein temps en plus d'un job ou gérer un foyer), exaspérés et cherchant en vain une paix après 10h du soir pour enfin respirer et se concentrer sur eux-mêmes. Ces contextes m'ont encore donné matière à réflexion. Je continue d'y penser sans pouvoir me faire un avis quant au bonheur qu'apporte les uns aux autres et vice versa, ou l'absolu nécessité de se reproduire, bien que ce soit dans « l'ordre des choses » ou une case à cocher pour certains scénarios qui, sans même les lire, me dépriment. Je sais seulement pour l'instant que certains choix pèsent plus lourds que d'autres dans nos vies et que je n'ai, aujourd'hui, pas besoin de ça.
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APARTÉ À PROPOS DU COVID
Lorsque je suis parti de Lille, les restrictions d'actions et de mouvements ne s'appliquaient plus autant qu'à une certaine époque passée. C'est en revanche au moment où j'atteignais la Normandie, que l'instauration d'un pass sanitaire a changé la donne. Il y a beaucoup à dire sur le sujet, non seulement sur le pass sanitaire mais aussi sur la crise, sa gestion globale et individuelle, aussi je vais me borner à leurs impacts sur le voyage, mon voyage.
Si dans un premier temps j'avais fixé mon départ à la fin janvier, il s'est trouvé qu'à la sortie du second confinement national, bien que mon désir de quitter ce marasme fut fort, comme pour beaucoup d'autres personnes, rationnellement je devais bien me rendre à l'évidence que les ambiances en vigueur d'un bout à l'autre du pays étaient hostiles au départ, non propices à la rencontre, avec toujours en fond cette peur qui s'est accentuée ces derniers temps/années de l'étranger, qui m'évoquait à moi un rappel du mythe antique du juif errant, voyageur vagabond amenant avec lui maladies et périls. Je suis parti dans un contexte plus relâché, où le pass était en projet. Je profitais avec mon entourage des restaurants, la plupart du temps à emporter, n'ayant plus vraiment le cœur aux nouvelles configurations adoptées bon gré malgré par la restauration, tantôt moitié de tables dans la salle, masque obligatoire avant d'être servi, puis plus rien, puis de nouveau des règles absconses basées sur de la théorie scientifique qui ne me disait rien, à moi. J'ai donc profité des restaurants durant les deux ou trois premières semaines de mon voyage, essentiellement le midi, et c'était un plaisir que de m'asseoir à une table de Veules-les-roses, vue sur la mer, pour manger un plat chaud tandis que la bruine tombait au dehors. L'autre souvenir qui me vient, c'est justement ce dernier repas servi à table, à Pont-Authou, avant Rouen, dans une petite gargote, où un couple de vieux m'a cuisiné un filet mignon de porc aux pommes, haricots et patates au beurre que j'ai arrosé d'un petit calva, à la bonne surprise de la patronne. Inconsciemment, je trinquais peut-être à la fin de ces repas, à une partie non-négligeable du voyage : l'entretien d'un lien social même ténu et l'alimentation comme carburant principal du cycliste. Il faut savoir respecter ces deux équilibres pour soutenir son effort. Au-delà, que s'est-il passé ? Les supermarchés, Biocoop, Lidl et Aldi d'une part, et des boulangeries et sandwicheries avec panier repas à emporter pour l'autre principalement. Je n'ai ni tenté ni trouvé de restaurant ouvert au tout-venant depuis l'instauration du pass. Est-ce que ça a gâché quoique ce soit durant ce voyage ? Oui, certainement. Comme dit plus haut, la bouffe tient une part importante dans le déroulé de la journée nomade, aussi je vous ai peut-être rabattu les oreilles avec ce sujet. En tant que ''sportif'', j'ai besoin de me faire plaisir, de répondre à mes envies au midi, surtout pour garder le moral et faire le plein. Maintenant, est-ce que l'instauration du pass sanitaire m'a handicapé dans mes mouvements ? Non, absolument pas à partir du moment où j'avais fait une croix définitive, depuis le départ de mon expédition, aux autres moyens de transport possibles. Outre l'accès à tel éventuel lieu culturel ou musée sur la route (je pense à celui de Céret par exemple, mais bon, il était fermé pour travaux, cela dit j'avais fait un test pour pouvoir y aller si c'était possible quand même), la grande majorité du temps, je me suis retrouvé ou lié à des activités ne demandant pas de pass parce que relevant du cadre privé ou directement au milieu de gens qui se contrefichent de ces histoires de pass et de vaccin. À ce moment de l'écriture, je me questionne : est-ce que ce tour de France n'a pas été un vague tour « anti-pass » ? C'est vrai qu'à plusieurs reprises, la question atterrissant inévitablement sur la table au cours des discussions, je me suis souvent retrouvé entouré de gens non vaccinés ou pour le moins réticents à l'être. Dans certains cas, j'ai rencontré également des gens vaccinés mais ne désirant plus participer aux activités ou rendez-vous discriminants. Chacun a ses raisons de pencher d'un côté ou de l'autre de la balance, et il me semble important de le relever que ce qui semble faire débat chez nous, mobilisation dans les rues de Paris et d'ailleurs durant cet été, ne fait pas vraiment de pli par exemple ici en Espagne. Pour autant, ce à quoi j'ai assisté dans mon pays, c'est à un clivage très fort entre personnes vaccinées ou ne l'étant pas, à l'ostracisation du second groupe (souvent caricaturé aux anti-vaxxx « tut tut tu captes la 5G maintenant Mireille ? », et complotistes de tout bord – ça malheureusement, depuis que la complexité de ce monde et de ses rapports dépassent la majorité d'entre nous...). C'est en arrivant dans les Corbières, très récemment donc, que j'ai entrevu une possible sortie à tout ça. Cette région est tellement (géologiquement) coupée du reste de la France, que le problème ici n'existe qu'à moitié. Lors des périodes de confinement, les gens de là-bas (en majorité) ne sortaient que par nécessité de leur village, pour aller se ravitailler, faire un plein d'essence ou travailler, et c'était exactement comme en dehors du temps de confinement, avec la distance, les routes sinueuses et dangereuses, l'effort que ça demandait de sortir de chez soi. Maintenant qu'il ne reste plus que quelques restrictions, l'impact de la maladie dans cette zone étant quasiment nulle, les vieux ont (plus ou moins) suivi les recommandations médicales quant à leur propre vaccination, et les plus jeunes continuent leur petit bonhomme de chemin, sans trop d'inquiétude ni de contaminer ni du coup de bâton policier (puisque de gendarmes, on n'en voit que peu de zélés dans ce coin). À ma connaissance, partant des responsabilités de chacun, on a ni vu en ce coin charnier ou village cluster. En fait, durant ces trois jours que j'ai passé dans les Corbières, la question du masque ou du pass ne s'est jamais posée. C'était une sorte de retour dans le temps, un peu sain, de voir qu'on pouvait toujours vivre en étant pas totalement flippé pour soi ou pour autrui, ou montré du doigt, rappelé à l'ordre ou mis à l'amende pour, par exemple, non-port du masque, marchant seul dans une rue quelconque. Dans toutes ces problématiques, la seule véritable réponse qui a été amenée par le gouvernement, malgré une stratégie de communication éphémère emballée par des étudiants peu doués en marketing, ça a été la répression comme cache-misère d'un manque de moyens efficaces pour palier à la gestion de cette crise. À lire à ce sujet : De la démocratie en pandémie.
Maintenant, je suis ailleurs. Passé la frontière, sans contrôle d'aucune forme, le pass sanitaire tombe. Les restaurants se rouvrent à moi, les terrasses sont libres d'accès, je n'ai pas l'impression d'avoir ni tué ni contaminé qui que ce soit et c'est un réel poids en moins que de ne pas avoir à me soucier d'être en règle ou non avec l'état. Je n'ai pas l'impression que Barcelone ou l'Espagne soient plus moribondes que la France. Je vais même affirmer le contraire. La vie de ses rues, placettes, villages et espaces sont revigorants et m'enthousiasme. Peut-être que ça ne durera qu'un nouveau temps, on parle d'un pass, pour les boites de nuit au moins, bientôt. Moi, je n'ai pas encore fixé ma nouvelle route, mais ces entraves la guideront très sûrement vers un ailleurs à définir.