La lumière au bout du tunnel est un train

Portrait de l’auteur à la veille de ses 33 ans.

DISPARÊTRE

Dans mon enfance, si on m'avait demandé quel pouvoir j'aurais voulu avoir, j'aurais répondu sans hésiter celui de disparaître, me dématérialiser ou devenir invisible. Bien sûr que j'ai essayé bien des fois de reproduire le geste de la téléportation de Dragon Ball Z, en vain, mais le benêt que j'étais ne cherchait pas à se prouver que si un dessin animé le montrait c'était possible pour quelques rares élus parachutés sur Terre, non, moi je cherchais simplement à me sortir de là, à me sauver.

Ce « là » résonne pour moi avec une autre figure iconique de ma génération, le petit sorcier Harry Potter, parasite enfermé dans un cagibi par une famille immonde qui le coupe de son destin, ou de sa véritable nature. On le lira par la suite, le sorcier s'enfuira par les airs, aura une cape d'invisibilité léguée par ses défunts parents, connaîtra les secrets de ce monde et la reconnaissance de ses pairs. Comme nombre de jeunes de mon âge ayant grandi avec la saga, j'ai sincèrement attendu cette lettre qui ne vint jamais me délivrer de l'enfer que je vivais alors, parce qu'au fond je croyais moi aussi ne pas partager la moindre goutte d'ADN avec ces êtres infâmes qui m'entouraient.

Pendant de longues années, l'écriture m'a permis de panser certaines plaies et d'en contempler d'autres encore béantes et vives. J'ai écrit, je crois, quelque chose d'assez bon et juste à ce sujet que je vous invite à lire ci-contre pour saisir un peu de quoi il retournait.



BOUGE PAS, MEURS, ET RESSUSCITE


Lorsqu'on me battait, le grand vent hurlait au dehors.

Il hurlait, et hurlait, à soulever les tuiles qui s'entrechoquaient comme de petits os, à faire frémir les briques et grincer la charpente telle la coque d'un navire qu'on noie, et à chaque coup, tout l'édifice sursautait, dans un immense hoquet, provoqué par une bourrasque si puissante qu'il vous semblait qu'après ça, tout devait naturellement s'effondrer.

Seulement parfois, lorsqu'on me battait trop fort, alors le vent ne suffisait plus, et dans un formidable concert la terre entière se mettait à trembler. Elle aurait pu se fendre en une gueule béante, nous avaler tous en une seule bouchée, direction son ventre, les enfers, avant de se refermer, repue, en une cicatrice rocailleuse. S'il ne s'agissait que d'effacer de la surface tout le mal... Tout cela se passait dans une baraque bâtie sur un ancien cimetière à chevaux, et j'étais moi, la dernière bête qu'on souhaitait y enterrer.


Je ne me souviens plus au juste pourquoi, ni même comment tout a commencé.

Comment ce qui a un caractère si grave et irréversible, peut se muer en une banalité ou quelque chose qu'on peut éventuellement oublier.

Bien sûr, avec cette ritournelle terrible, même si son déroulement m'était connu comme un vieux disque passant inlassablement, toujours semblable à lui-même, avec ses petits craquements habituels, ses sauts, il n'en allait pas moins chaque fois du frémissement de l'instinct de vie en moi. On m'a tordu le cou à la manière des oies, on m'a trainé par les cheveux en gibier derrière soi, on m'a battu comme plâtre, rompu, moulu, à droite, à gauche, tends l'autre joue encore pour voir pauvre pécheur, dans le salon, la cuisine, la chambre, mais surtout la salle de bains, unique pièce à bénéficier d'un verrou à sa porte, qui finissait invariablement par sauter, ou n'était du moins pas suffisant face aux forces meurtrières enragées qui me traquaient jusque là.


A cette période, c'est un monde de terreur et de silence qui baignait en moi.

Je ne parlais que très exceptionnellement

Tant j'avais compris que toute parole était vaine face aux supplices.


J'étais très seul.

Je n'éprouvais pas le besoin de parler de mon mal être, de ce que cet homme et cette femme refusaient de laisser exister, j'étais reclus en moi-même, je n'avais que très peu de besoins, le strict nécessaire qu'on daignait encore m'offrir pour ne pas voir les sirènes arriver.

J'étais très seul et je regardais par la fenêtre.

J'étais comme un chat dont on ne sait dire s'il est triste ou non de rester à l'intérieur, manquant au dehors ses beaux jours peut-être. Parfois, on me laissait aller, on savait que je reviendrais car j'avais besoin de mes maîtres pour survivre, et je lirai bien plus tard « c'est crapule le ventre, ça ne se souvient jamais du bien qu'on lui a fait ».

Et ils avaient raison ces salauds.

Je n'avais nul-part où aller.

Si ce n'est la grotte du malheur où un feu vif faisait exploser mon ombre.


Les jours de soleil, l'été par exemple, je sortais une demi-journée. Moins je pourrissais au fond de ma geôle, moins je pensais à ses murs. Je crapahutais dans les champs de blé, disparaissais entre les épis de maïs, et me couchais sur l'herbe desséchée, sous l'air étouffant dans ma poitrine. J'avais construit à l'occasion un abri de paille, bientôt soufflé, entre deux arbres ou deux ornières, dans lequel je me tenais recroquevillé, je dallais le sol de silex dont les faces éclatées me semblaient autant de cartes au trésor d'un ailleurs ou d'un temps passé, aux repères perdus ou aux paysages effacés. Les collines allaient et remontaient, en bordure des champs on pouvait trouver des mûriers, des framboises sauvages et d'autres baies qui, s'ils ne tâchaient pas mes vêtements, par excès de gourmandise me donnaient la diarrhée. Il n'y avait pas de plaisir qui n'entraînait de culpabilité.

Je roulais parfois aussi sur un lourd vélo avec lequel un jour j'avais chuté dans un virage. Un petit caillou d'un bon centimètre m'était rentré dans le genou et j'ai pleuré pour l'en extraire de ma jambe ensanglantée avec la lame pointue d'un petit couteau tandis que des larmes rouges et noires trempaient le macadam. Je me sentais seul au monde.

Je me baladais en promeneur solitaire, me parlant à moi-même, pour me consoler, inventant des histoires comme seulement les enfants crétins ou les fous savent le faire. Je pensais me découvrir des pouvoirs, décoller d'un instant à l'autre, me téléporter ailleurs, sans même réfléchir à mon lieu d'arrivée, devenir célèbre encore, être acclamé sans raison, pourquoi ? avoir survécu ? j'avais besoin qu'on me reconnaisse, qu'on sache que j'existe, mais je jouais à la balle seul, je me faisais mes propres passes, remontais le terrain en pente dans un sens, puis le dévalait dans l'autre, j'étais alors devenu mon propre adversaire, et à cette pensée, je n'avais peut-être pas tout à fait tort.


Pourtant, dans mon silence, un jour s'est produit ce phénomène : ma voix s'est évadée de mon corps.

Même si mon souvenir n'est plus aussi vif, je ne pense pas me tromper en avançant qu'elle était toujours à l'œuvre, en moi, dans mes jeux, mes histoires et rêveries. Mais au fur et à mesure que j'avançais, il me semblait que quelqu'un baissait l'énorme bouton du volume de ma vie.
Comme je n'avais plus personne à qui parler, je ne parlais plus.

Comme je n'avais plus rien à dire, ma voix fit ses valises et me quitta.

Depuis cet âge, je ne me suis pas départi d'un fantasme : celui de ne pas être, de disparaître.

Qu'il se soit exprimé par cette envie tenace de devenir invisible pour achever l'œuvre de ma disparition sonore, ou qu'il ait ressurgi des années plus tard par une période où je ne pensais qu'à me supprimer physiquement pour résoudre ma douloureuse équation personnelle, que mes pas n'aient aspiré qu'à ne pas laisser de trace, mon souvenir ne périsse, ma mémoire trépasse, peut-être, peut-être me dis-je, tout cela a-t-il commencé sous les coups d'un homme et d'une femme.

L'envie

La volonté féroce

Mais désespérée

De se soustraire au monde extérieur qui blesse

Et meurtrit profondément la chaire.


Sous les coups

On se sent redevenir un animal

Il n'est plus question d'être ou d'avoir, de connaissances, d'identité, de rêves, d'avenir

Sous les coups

On ne restera que toujours seul,

On le sait maintenant et pour toujours

Un enfant ne peut rien vouloir de plus

Un instant

Il veut se transformer en une bête, une souris, un chat, pour glisser entre les mains de ses agresseurs, quitte à y laisser quelques poils

On sait, on sent que quelque chose ne tourne pas rond avec nous

Qu'on est fautif

Coupable d'encore vivre et générer tant de malheur, toute la misère du monde pour ainsi dire

Mais pourquoi au juste


Il n'y a plus que la peau pour se souvenir

Et la nuit


Le ciel ne retient pas ses éclairs

Les nuages noirs sont balayés par les rafales

La terre tremblante sous nos genoux retrouve sa solidité.


Je me réveille

Je suis encore là

Et je meurs une nouvelle fois à cette pensée

J'ouvre les yeux

Mon corps est toujours là

Et je souffre de douleur à l'idée de le déplacer


Je me souviendrai jusqu'à ma mort effective d'une parole de cette femme qui devait être ma mère :

« Tu me le payeras »

Sur le cimetière aux chevaux,

Comptant du bout du doigt mes os

La pluie battante trempe ma nuque et mes cheveux

La fosse où je dors m'appelle

Voilà que je vis.



Durant cette année 2024, un choc a secoué ma perception de ce que je comprenais de mon enfance tragique. Car après de tels événements, il y a alors un long, lent et douloureux travail de reconstruction en trame de fond de votre existence et trouver du sens, des explications à votre vécu est une étape obligatoire. Pas de sens, pas de raison, et la folie finit par vous manger.
Même si j'ai longtemps pensé être coupable et mériter les traitements qu'un adulte bien plus sage que moi m'administrait, j'ai été victime pendant bien des années de violences parentales répétées, par ce qui devait s'appeler ma mère et son nouveau conjoint, des violences physiques et morales qui m'abandonnèrent livré à moi-même dans un monde dépeuplé d'amour ou d'espérance. J'étais immensément seul. En 2000, ma demi-soeur Jeanne naissait. C'était une enfant colérique qui ne manquerait pas de partager mes châtiments ou recevoir les siens propres. En 2007, ma mère finit par me jeter hors de leur maison et ainsi, j'étais bon gré malgré délivré des mauvais traitements.

Tristement, j'ai toujours pensé que si je quittais cette maison de mort, les coups que subissaient ma sœur disparaîtraient, comme si j'en étais l'unique motivation, bien qu'elle en partageait le sort. Je pensais qu'être le fils de mon père était une explication rationnelle à cette violence et qu'elle était tellement grande et incontrôlable qu'elle retombait sur un autre enfant innocent. Enfin évincé de l'équation, je pensais que tout reviendrait au calme dans cette petite commune des Flandres. Mais je me trompais, et ce calvaire a duré quelques années de plus également pour ma sœur.

Le solide argumentaire que je m'étais employé à croire tombait tel un château de cartes. J'étais face à ma sœur et un thé à la menthe fumant dans un rade de Wazemmes, en larmes. Bien que quelques autres raisons (à savoir notamment les violences respectives que ces deux parents ont reçu dans leurs éducations/enfances) tendent à construire de nouvelles théories, j'ai depuis abandonné cette quête illusoire de trouver des réponses à mes questions, ne souhaitant en aucun cas me confronter avec ces deux êtres par quelque manière que ce soit.

Ma sœur m'a récemment annoncé qu'elle se mariait cette année. Sans détour, je lui ai répondu que je ne serai pas là. Pas pour quelque voyage ou saison mais parce que je n'ai pas réussi ce qu'elle a fait. Son pardon chrétien envers ses parents, sa seule famille, les place en première loge de l'événement et ils doivent s'en féliciter. Je n'ai pour ma part jamais réussi à pardonner. Je n'ai pas encore compris ou assimilé la portée de certaines phrases dites par ma mère à mon encontre à cette époque. Cette femme n'a plus de fils, et moi, du jour où j'ai franchi sans retour le pas de cette maison, j'étais libéré du poids d'avoir eu une mère pareille. Je ne sais pas si ces êtres finissent par regretter un jour, un de leurs actes, un mot de trop. Ce que je sais, c'est que les victimes ont la chaire meurtrie du fer rouge de la solitude infinie jusqu'à leur mort effective et qu'il y a une croix pesante à porter au fond de chacun de nous.

LA ZONE DU DEHORS

Souvent je m'imagine une période beaucoup plus rude que la nôtre. Si j'étais né pendant la préhistoire, ou au moyen-âge, que sais-je, je suppose que j'aurais tenu quelques minutes à peine une fois sorti du bain amniotique, le temps qu'un rhume m'emporte. Originaire pourtant de la région la plus septentrionale de mon pays, pas franchement réputée pour ses conditions météo clémentes, je suis affublé de la plus faible constitution et d'une frilosité rarement égalée. J'écris tout cela car cela fait quelques années que je n'ai plus de « chez moi » et que l'objectif d'en retrouver un, ici, à Lille, après ces voyages, ces saisons, ces nuits dans l'inconnu, ce but vient d'être transpercé par quelque chose de froid et puissant : la réalité d'une vie dont je me suis détaché depuis que je suis parti.

J'ai cherché. Sincèrement et avec motivation, et je me suis heurté très rapidement à la barrière gardant loin des logements vacants les oisifs de mon état, grille dont le sésame ne tient qu'en trois lettres « CDI ». Cela paraît un peu grossier de résumer la situation telle quelle, pourtant elle n'est pas beaucoup plus complexe. Alors je me suis mis à la recherche d'un CDI. Quitte à trouver un appart et rester à un endroit, bin oui, je vais travailler et pas rester au chômage à rien faire ou geeker. Seulement même une fois signé, il faut passer la période d'essai d'un ou deux mois avant qu'une agence daigne considérer votre CDI, et où aller pendant ce temps. Dans mon domaine j'ai répondu à une dizaine d'annonces : aucun contact en retour. J'ai décidé de poursuivre les rencontres avec des propriétaires particuliers lillois, ceux dont un rapide exposé de ma situation n'a pas déjà tranché leur refus ou levé les yeux au ciel, et dans des piaules glauques de 25m2, je me vois encore rassurer ces possédants, leur expliquer que j'ai de l'argent pour les payer, je leur fournis même mon relevé de compte regardez, et je finis par rester sans nouvelles ou « nous préférons ne pas donner suite à votre demande ». La dernière proprio que j'ai eu au téléphone me demandait si j'étais par hasard handicapé. Je lui répondis que non mais pourquoi cette question madame ? « Oh vous savez, les handicapés, une fois qu'ils sont installés quelque part, on peut plus les en déloger ». Voilà le niveau d'abjection de ces nantis du pouvoir de la propriété, ceux qui décident qui payent ou qui ne pourra pas payer. Qui aura un toit et qui connaitra la rue.
Pendant ces trois mois, j'ai eu la chance d'avoir des ami.es et ma famille pour m'accueillir, me fournir un toit, un peu de chaleur, de quoi cuisiner et dormir, non je n'ai manqué pratiquement de rien en plus de retrouver quelques affaires et habitudes du passé, malgré le froid, la flotte et l'humidité, le soleil absent du Nord, abandonné depuis Tokyo. Je n'ai manqué de rien mais ces quatre années sur les routes ne me feront jamais oublier ce que c'est de ne pas savoir où aller ce soir pour dormir ou poser la tente. Et quand après des heures à errer, se fourrer dans un sac à viande glacial, ne pas se réchauffer, ne pas fermer l'oeil, ne plus avoir de batterie, avoir peur que quelqu'un vous trouve, détrousse, plante, écouter le moindre bruit, se souvenir de ce(ux) qu'on a quitté, et penser avec anxiété à la matinée qui doit finir par arriver et à cette journée renouvelée qui vous attend déjà. Je n'ai pas connu la vie dans les rues, mais j'en ai eu par mon expérience choisie de l'errance un petit aperçu et chaque jour que j'ai passé ici à Lille, non seulement je n'ai pas pu m'empêcher de penser à tous ces gens qui n'ont pas ou plus ma chance et combien même si ma situation n'est pas aussi précaire, j'étais proche d'eux, mais aussi regardé la ville avec distance et dégoût.

Parce qu'on n'a pas voulu de moi, j'ai décidé de repartir là où je voulais aller, pour moi seul. Je m’en vais à Kyushu, partie méridionale du Japon, le 21 février. J'y ai trouvé une bicoque à louer pour un mois dans un village au milieu de nul-part et à proximité de la mer. Je n'ai pas acheté de billet de retour. Certaines choses se dessinent.

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Infusion du zen à l'usage des amateurs