Le tour du monde avant qu’il ne meure

Bourgogne, 2020

Bourgogne, 2020

Le vélo e(s)t moi

Je me souviens de mon grand-père, allant chercher à bicyclette une baguette de pain frais le dimanche midi pour notre repas, avec mon père, ma grand-mère, lui et moi. C'était elle qui l'envoyait chercher cette baguette, pour elle, et pour moi, et elle beurrait généreusement son morceau. Il y avait souvent du melon qu'il arrivait toujours à choisir, selon le poids du fruit, la dureté de sa queue et son parfum, il m'impressionnait déjà. Puis tantôt un rosbeef, un rôti ou un gigot, des pommes de terre sautées dans une demi-livre de beurre doux (l'autre étant répartie sur nos morceaux de baguette) et un saladier de cresson. C'était nos dimanche midi jusqu'à un noël où mon grand-père m'acheta un VTT.

Je devais être assez âgé, huit ou neuf ans peut-être. Je devais en avoir honte mais je ne savais pas faire de vélo alors et je ne sais pas qui ni comment ou pourquoi, mais c'est mon grand-père qui m'a offert ce cadre bleu (que je confonds peut-être avec un successeur gris) à la typographie jaune qui devait dire quelque chose du goût de « CROSS COUNTRY MAX SPEED ». Et oui, donc à cet âge là, mon père, son frère, leur père, se sont mis à me courir après tout en me poussant par la selle pour me faire mes premiers tours de roue et c'est finalement à Lille que, âgé de huit ou neuf ans peut-être, je trouvais mon équilibre précaire sur ces deux cercles qui se suivent et transportent leur pilote téméraire jusqu'au bout de ses forces.

Quand la campagne fit place à la ville dans ma vie, le vélo devenait un moyen de locomotion rapide, plutôt que de ballade. Je n'en faisais qu'à de très rares occasions car je n'avais pas le droit de sortir, et c'était très souvent seul quand cela se produisait, tandis que pendant une partie de l'été, on regardait le tour de France à la télé. C'était l'heure des Pantani, des Virenque, des Ulrich et Armstrong et des scandales aux produits dopants. Je ne me souviens que d'une histoire nous concernant moi et le vélo : le « Chemin vert », cette grande route de campagne derrière chez moi qui coupait les champs que je dévalais et à son terme un virage qui remontait d'un autre côté. Un jour, je n'ai pas pu voir l'autre côté, mimant un certain Pirate dans son Galibier, parce que j'ai chuté sur des graviers, par excès de vitesse ou de cette confiance abusive que donne la machine rodée et ronronnante qui tourne à 100 à l'heure, et lorsque je me suis relevé, un des cailloux restait enfoncé dans mon genou droit. J'ai remonté la pente en m'aidant du vélo fautif comme d'une béquille. Je le détestais, parce que je détestais la douleur qu'il m'avait causé. Les larmes, le sang qui ruisselait de ma jambe se mêlait au goutte à goutte qui mouillait le béton brûlant et je claudiquais ainsi jusque chez moi. Là, on me dit de me débrouiller. Je m'en souviens très bien car à la porte de la cuisine, je fis un saut rapide pour ne pas tâcher le carrelage de la cuisine de la souillure liquide de ma race, me saisis d'un couteau et du bout de la lame ôtais le caillou logé dans sa niche.

Après ça, le vélo ne fit plus vraiment parti de ma vie pendant de longues années. Bien sûr il y a toujours eu des tours de Flandres, des tours de France, mais c'est bien plus tard, en 2008, que je me remis en selle, j'habitais maintenant à Lille. Cette année est une date charnière dans une certaine histoire du cyclisme. Non pas celle des compétitions ou des avancées technologiques mais parce qu'en 2008 émerge une nouvelle mouvance dans le monde cycliste : celle du pignon fixe. Sous l'influence de coursiers à vélo des mégalopoles américaines (les bike messengers), un petit groupe d'influenceurs de San Francisco démocratisent un vélo urbain, dépouillé, racé, basé sur un esprit de recyclage, mécanique et entretien simplissimes rimant avec un retour aux racines du cycle : un pignon de vitesse sans roue libre, un plateau et une chaine solidaire des deux éléments. Le boom du pignon fixe est lancé, les vieux vélos de piste revendus à vil prix trouvent leur seconde vie hors des vélodromes dans les rues des villes, et les vélos de course sont convertis grosso merdo aux standards des pistes. La braderie de Lille et 50 euros m'offriront un destrier Peugeot vert pâle que je pensais convertir lui aussi, mais le manque de moyen et les pièces rares tout autant que ma méconnaissance de la mécanique auront raison de moi très vite. Un matin, en retard à un contrôle d'histoire du lycée, une voiture me coupe la voie du boulevard de la Liberté, le vélo s'enfonce dans la taule du véhicule, je gicle, j'écoutais Sympathy for the devil, le noir se fait, la chanson est finie. Ce fut mon premier accident sérieux. Urgences, scanner, traumatisme crânien suspecté car perte de conscience, au final rien n'apparait si ce n'est le lendemain un mal de tête persistant qui me revaudra le même circuit que la veille dans l'hôpital. Des années plus tard, en 2013, cette fois sur Paris, je m'achète pour une autre somme modique un autre vélo. Sans études, sans projet défini, tandis que je squatte un atelier de réparation de vélo, j'entends un soir un gars dire qu'il lâche son boulot, que je peux bien m'y présenter lundi, que c'est coursier à vélo et difficile. Je serai embauché une semaine plus tard dans une autre boite que la sienne et je signerai ainsi mon premier CDI, mes premières 40 bornes en deviendront 60, 70, 80 ou 100 quotidiennes, me feront connaître Paris comme ma poche, et le vélo prendra une place prépondérante dans ma vie, sa pratique intensive deviendra vite excessive. Durant ces deux années de métier, j'ai eu la chance de faire de belles rencontres aussi grâce au vélo. J'ai fait un beau voyage, en trois jours de Paris jusque Genève pour un championnat de coursiers suisses. L'arrivée à la frontière juste avant le sommet des alpages et la descente sur le lac Léman me marqueront à vie comme l'un de mes plus beaux souvenirs. À cela deux autres souvenirs s'ajoutent : trois jours dans les Pyrénées avec un camarade à monter et descendre des cols ; une chevauchée extraordinaire à six ou sept de Paris à Lille avec plus de 31 km/h de moyenne sur les 247km parcourus sur la journée. Voilà mes haut faits. Durant ces deux années j'ai aussi été bousculé par une camionnette de la DDE qui m'a envoyé valser, tête la première sur la bordure d'un trottoir : nez cassé ; percuté par une voiture qui décidait finalement de tourner à gauche sans regarder : clavicule cassée ; et enfin, grillant un feu avec un pli à livrer dans le sac, c'est moi qui ai trouvé un scooter démarrant dans son bon droit à fond de balle : vélo cassé. Ce fut la chute de trop pour moi et j'ai pensé raccroché les gants. 

La suite, ce fut six mois passés dans un service de téléconseil du second leader de vente par correspondance dans le domaine du cycle à l'autre bout de la région parisienne et un trop plein de tout, de transport, de vélo, de travail à la con dans un openspace saturé de trous du culs puants. C'en était fini pour moi du vélo. À cette époque j'ai revendu la majorité du matériel qu'il me restait, dans le besoin, je l'ai bradé. De retour à Lille, en 2016, un vélo m'accompagne, et un autre en pièces dont je cherche à me débarrasser. Je remonte en selle pour de courts trajets quotidiens, quelques sorties estivales avec un ami jusque chez ses parents, j'ai perdu beaucoup de mes capacités, de mon endurance et de ma puissance, je le sens, il le remarque, j'en rougis.

Et puis, sans parcourir plus de distance sur mes roues, l'idée se tapit en moi petit à petit. Je ne vois pas beaucoup d'autre alternative au voyage que le vélo. L'avion trop peu cher et polluant est bien pratique, mais je déteste les aéroports, leur air frais et le temps perdu qu'ils engendrent. Le train est pratique lorsqu'il permet d'embarquer le vélo mais la plupart du temps il reste inabordable pour mes moyens pour les longues distances. Le bus est économique mais n'accepte que rarement un vélo, même plié, alors il me reste le vélo, seul, et avec lui, un projet qui grandit dans ma tête depuis que mon ami de Barcelone m'a proposé de le rejoindre, pendant le premier confinement. J'irai. J'irai oui, et si pas en pignon fixe comme j'en roule un tous les jours, avec un vélo de route que je monterai pour l'occasion. La peinture serait faite par un ami, le montage par deux autres, le porte-bagage par un autre encore. Réunis sur une même machine, nous descendrions jusque l'Espagne et si dans un premier temps j'imagine juste un avion, un déménagement rapide, une école de photographie, à bien y repenser, le voyage fait bien plus sens ainsi, à vélo, à mon rythme, une descente qui rime avec l'occasion de visiter chaque personne perdue de vue ou éloignée de moi depuis la pandémie, l'occasion aussi de renouer avec un mode de vie plus simple, renoncer au confort accumulé durant ces dernières années de vie et de travail à Lille, l'occasion de partager des moments de vie avec de nouvelles personnes que je ne pourrais pas rencontrer autrement, de réaliser des reportages sur des choses cachées et profondes de notre pays, de renouer avec un outil qui pousse, emmène et tire son pilote jusqu'au bout de lui-même, à cet instant peut-être où on finit par se connaître, soi, ses limites, ses mensonges, ses doutes et ses vérités face à un effort confondant qui nous tend un miroir à peine difforme de nous-même.

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De l'agitation sur la ligne avant le départ de la course

Après un ultime réglage de vitesses, un changement de cassette et une optimisation des bagages, il me semblait important de tester mon équipement sur les routes des Flandres. L'un des monts des Flandres abrite une amie depuis plus d'une dizaine d'années, et à quelques jours du départ, c'était peut-être la dernière occasion de partager un peu de temps ensemble.
La route vers les Flandres est simple, longiligne, piquant vers le nord à la sortie de la banlieue lilloise de Lomme. Capinghem laisse place aux villes jumelles de La Chapelle d'Armentières et Armentières, où un air entendu de fin de la modernité côtoie la misère qu'elle a refoulé des métropoles. Les échoppes sont vides ou déjà fermées en cette fin de mois de juillet, le soleil efface des trottoirs la moitié des âmes errantes et je me faufile jusqu'à la sortie de Nieppe, entrée des terres flamandes, sous le regard inattentif de vieux juchés à leur fenêtre aux volets mi-clos. Les petits bourgs flamands sont calqués sur le même modèle séculaire des villages moyen-ageux : une église massive et un village qui se s'agglomère et se ratatine à son pourtour. Quelques corps de ferme maudits et esseulés dans lesquels on achevait bien les chevaux annoncent l'entrée de chaque territoire occupé, les toits sont bas, la brique couleur sang, les volets peints de vert et de blanc et il n'est pas rare de voir flotter au vent battant les petites plaines bossues aux pieds des monts flamands un drapeau d'or où se débat un lion aux griffes tantôt noires tantôt rouges (selon si on se prononce ou non en faveur de l'indépendance d'une Flandre transfrontalière).

Après plusieurs kilomètres sur de longues départementales où les villages s'enfilent comme des perles viennent les contrées de mon enfance. La campagne de Caëstre, le nouveau hameau de St-Gilles, la commune d'Eecke (enfants, nous disions 2 E K C, je ne comprends toujours pas pourquoi au juste à ce jour) au fond de petits chemins serpentant entre les champs, St-Sylvestre-Cappel, où l'on brasse la bière des 3 Monts, et enfin, après deux panneaux affichant successivement à plusieurs centaines de mètres d'écart 2 puis 3 kilomètres de distance de notre destination, le bas du mont Cassel où réside mon amie.

Sous un soleil aussi généreux que ma sueur n'a coulé, je pose ma tente dans le fond du jardin, m'étend dans l'herbe aux côtés de mon amie et de ses chats et profite de mon arrivée, 50 kilomètres nous séparaient.

A peu de choses près, le chargement que j'embarquais devait être une forme finale de ce qui figurerait sur mon attelage de la semaine suivante. Il me manquait alors mes savons, shampoing et déo solides, serviette et sac à viande (drap à glisser à l'intérieur du sac de couchage). Cet aller-retour de test m'aura fait rationaliser certains choix que j'avais effectué : ainsi je faisais une croix sur un exemplaire de chacune de mes publications à présenter aux personnes que je rencontrerais en chemin, et je me séparais de la moitié de mes sous-vêtements et d'une veste technique dont l'utilité ne me semblait pas clairement définie.

Après une bonne nuit sous la toile de tente, son séchage post-rosée (je n'ai toujours pas le nez pour m'installer là où le soleil fera son œuvre au petit matin), je quitte mon amie partie à un enterrement en Champagne pour gravir le mont Cassel depuis sa base. La veille, son escalade me semblait cavalière. J'arrivais là-bas non pas au bout du rouleau mais assez fatigué pour que son ascension soit exclue de mes projets immédiats. Le lendemain, et après quatre années à repousser constamment l'occasion d'y monter, je m'installais à la terrasse d'un des restaurants peuplant sa Grand-Place. Die Drie Meulen (Les trois moulins) est un petit rade tout ce qu'il y a de plus typique, tenu par un couple de vieux flamands presque octogénaires et leur fils unique, dans un décor traditionnel d'estaminet flamand brandissant à ses murs vieux pots de chambre, outils agricoles et suspendant à ses poutres des fleurs séchées devant un antique comptoir de bois et sa glace ternie. Pas de carte bancaire, un menu inchangé depuis les âges, une carbonade bien trop liquide mais une vinaigrette de salade plus que maitrisée et dont le secret ne veut être trahi, voilà ce qu'il faut retenir de cette place où depuis quatre ans je devais partager un couvert avec mon amie et où je déjeune seul, au soleil, finissant ma lecture d'un livre (Karoo, de Steve Tesich) bien moyen. Je redescends le mont pavé sur mes deux roues, rembobine la route parcourue la veille et m'embranche à une petite route me conduisant à mon village d'enfance dont le château d'eau est déjà visible. Là, j'espère y trouver encore ma nourrice et son mari m'ayant gardé de mes 7 à 14 ou 15 ans, puis leur fils à un village près. Si ces deux arrêts ne faisaient pas du tout parti de mes plans de la veille, la tournée d'adieux que j'effectuais depuis plus d'une semaine avait fini par me convaincre pendant la nuit que ceux-là étaient nécessaires : remercier ceux qui comptaient et avaient compté pour ma vie au détriment de ces années de galère. 

Un vent tournant me pousse et me freine dans ma sortie des Flandres. Le ciel n'est plus aussi clair ni resplendissant, je me tourne vers la soirée à venir, un restaurant entre amis, ne pense plus à rien si ce n'est appuyé, appuyé, appuyé, sur ces maudites pédales qui m'emportent déjà loin de mes souvenirs passés.




Lundi 26 juillet

La journée commence par la pluie. L'air est lourd, le temps orageux. Avant de partir, je me dois de préparer la sortie de mon livre, adieu LILLE, dont mon éditrice se chargera des expéditions et de la logistique. Je file à travers la ville, dépose les premiers exemplaires chez un ami, puis récupère mon courrier chez un autre (des factures à régler in extremis du CHU, pour ma fracture de l'épaule fin avril), crève mon pneu avant sur la Grand-Place de Lille (un méchant éclat de bouteille de bière), livre un autre exemplaire, embrasse, remercie et embrasse à nouveau cette fille, malgré ma rage, mon dégout, mon empressement de fuir cette ville, je mange avec mon père, un plat surfait dans un bistrot gourmand et trop bruyant, je retourne dans ma chambre, prépare mes ultimes bagages, réunissant mes dernières affaires, je sangle, boucle, j'enfile, mes deux collocs rentrent, nous trinquons enfin, un verre de gin galicien, un citron partagé en trois de ma nourrice, à leur et notre santé, il est seize heure passé et temps de partir. En bas de cet immeuble immense de onze étages, nos larmes se mélangent à la pluie qui s'abat sur nous, je m'engouffre sur la grand-route sans me retourner, je parcours ce chemin pour la dernière fois sans le réaliser, sors par le sud de la ville, passe silencieusement devant ce lieu où j'ai travaillé ces quatre dernières années, la périphérie grise fait place aux champs et pâtures d'une autre teinte, j'ai quitté la ville, adieu Lille.

Après quelques villages, il me faut suivre la route d'un parc bordant les canaux que suivent les péniches pour quitter le port et rejoindre d'autres points plus au sud. Je passe devant une grande étendue d'herbe où nous avions jadis planté la tente, une nuit glaciale de mars avec la chaleur de cette fille pour ultime réconfort, la journée avait été chaude et radieuse, aujourd'hui la chanson n'est plus la même et il y a entre nous ce fleuve, comme un Styx, d'où on regarde d'un bord à l'autre une vie passée et vécue par d'autres. La pluie battante efface mes larmes, Wingles, Vendin arrivent, j'entre dans le bassin minier par un centre commercial que jouxte la présence d'un cirque, pour moi c'est du pareil au même, je traverse Lens, dédaigne du regard les abords du stade rival, puis poursuit ma route, Eleu, Vimy (d'où j'arrive à remarquer l'immense mémorial pour les soldats tombés de la première guerre qui se dresse parmi les futaies), une côte le long de ses forêts canadiennes me fait douter, c'est la première difficulté de cette journée et je me rassure, il y en aura tellement d'autres, de plus terribles, encore sous la pluie, avant d'arriver, tout au bout de ces routes à Barcelone.

Je finis par entrer dans Arras, m'arrête sur ses deux magnifiques grand-places, que le soleil couchant arrose, sans tenir bien compte des terrasses qu'elles abritent ou des passants qui en profitent. Je me pousse vers le sud, encore, traverse Dainville, sa zone commerciale, emprunte une nationale infâme où les camions défouraillent à plein gaz, finit par atteindre lentement Beaumetz, trempé mais satisfait car ma tante, un repas chaud et un lit m'attendent pour la fin de cette première étape.




Mardi 27 juillet

C'est le dernier jour des soldes. J'y pense alors que je rentre chez ma tante après une journée passée entre chez mon oncle dont elle est séparée, et le cimetière d'où je reviens. Une semaine plus tôt, j'avais prévenu mon oncle de mon passage, proposé que nous mangeâmes ensemble et rendez-vous était pris pour ce midi. Les choses ne se déroulent pas toujours comme on le voudrait car sonnant chez lui, j'entendis un faible « entrez » avant de le trouver nu comme un ver, affaissé dans un imbroglio de chaise, câble, guitare. La situation, malgré son apparence incongrue et ridicule, n'est pas bonne. Mon oncle souffre quotidiennement des suites de plus d'une dizaine de fractures depuis deux ans (une glissade du haut de son escalier qui a failli lui coûter la vie, il est resté au lit après ça, appelant faiblement au secours, par chance son voisin mitoyen l'a entendu deux jours plus tard) et une surdose de médicaments l'aurait entrainé dans cette nouvelle chute. Je ne peux le relever. La pièce renferme une odeur rance, celle de l'urine, j'aère, garde mon sang-froid, appelle un voisin à l'aide pour tenter de l'allonger car ses jambes ne répondent plus sous lui. Je finis par appeler son médecin une fois la besogne faite, il arrive une heure plus tard tandis que mon oncle se réhydrate et se repose et que j'effectue quelques photographies de son atelier de peintre en continuant à lui parler. Le médecin l'examine une demi-minute, prescrit un transport en ambulance et s'enfuie, tandis que je préfère un appel aux pompiers imaginant mal deux ambulanciers soulever mon oncle pour l'emmener sur une civière. A mesure que le temps passe, les propos de mon oncle se font de plus en plus incohérents, une nouvelle fois grand-père depuis à peine de plus de 24 heures, il bafouille, hésite, face aux questionnements des pompiers fraichement débarqués, il dit être resté dans cette position trois jours, puis un seul (le médecin des urgences tranchera la poire en deux après examen), finit par être embarqué hors de chez lui, non sans que l'attitude du médecin ayant mis les bouts avant l'arrivée des secours et leurs renforts ne les choque. Ils emmènent mon oncle dans leur camion rouge, tintent de leur sirène et me font signe au passage, comme si on saluait de la famille après un départ en vacances. Je reste seul, au milieu de cette pièce où les meubles ont fait place au fantôme de sa vie, de son accident. Les peintures, partout au mur et les unes contre les autres au sol, restent muettes. Je me rends compte que j'ai oublié de lui donner un jeu de clés, qu'il ne pourra pas rentrer chez lui, qu'il ne rentrera peut-être pas, jamais. Je ferme, envoie un double au voisin puis me dirige un bouquet d'hortensia du jardin de mon oncle à la main en direction du cimetière.

La pluie retrempe les stèles après les pleurs. Je ne comprends pas la logique de classification des allées. La D précède la M où sont enterrés mes deux grand-parents. Leur tombe est d'un dénuement déconcertant. Un pot de bégonia, un autre de pensées, une pierre posée comme une carte de vœux rappelle les dates et noms de mon grand-père, un inconnu de plus parmi ceux qui l'entourent. Je pense à leur petite maison, n'étaient-ils pas déjà des inconnus parmi ceux qui l'entouraient. Et je ne fais rien pour raviver leur mémoire ou refleurir leur tombe que de déposer quatre branches fleuries et rosâtres ou écrire en pensant à eux, leur souvenir si dur, si présent. Si je suis ici, sur cette route, c'est pour saluer les vivants et les morts, ceux qui ont fait de moi ce que je suis. Je m'éclipse, mangeant un sandwich sous un arbre entre les pierres, tant que je le peux encore. Je ne nargue personne. J'ouvre un Orangina, on en trouvait toujours chez eux. Et je me tire.

La route du retour m'invite au détour et à passer devant leur précédent gîte. Qu'y a-t-il de plus à dire ? Des vivants ont remplacé mes morts. De nouvelles fenêtres, une haie taillée, une voiture dans l'allée, je reprends le vélo, passe devant une jeune fille et son chien, superbes sous la pluie et rentre par la même nationale dégueulasse que j'avais choisie. Plus tard, ma tante apprend d'un de ses deux fils que mon oncle est en réanimation. Je n'avais rien dit, sur conseil du premier des deux. Ou plutôt, je lui avais répondu « qu'il était égal à lui-même », ce qui me semblait la formule la plus juste pour le décrire présentement : en naufrage depuis des années, échappant peut-être pour la septième fois consécutive à une mort certaine. Je me suis écroulé de fatigue, puis j'ai dormi.

Mercredi 28 juillet

En attente de nouvelles dans l'après-midi de mon oncle, je prépare mon itinéraire pour les jours à suivre sur de grandes cartes routières de la région et du pays. Mentalement j'arrive jusqu'au Tréport tandis que je me demande si on ne va pas me rappeler pour enterrer dans la semaine mon oncle. Je n'ai pas beaucoup de plans ni d'impératifs, mais je pense à ce possible. Après midi, je remballe mes affaires et quitte ma tante, repasse par Beaumetz, puis Simencourt, Wanquetin, Avesnes-le-Comte, une route calme, à travers de petits villages fermiers où la seule activité consiste à retaper le bout de baraque qui s'écroulera quand l'autre partie sera terminée. Tout le long de la route, je croise plus d'animaux que d'hommes, une vingtaine d'autos tout au plus me passe sous le nez. Les maisons sont vides, les voitures garées, mais tout semble inhabité, désert dans ces bleds de campagne retirés des nationales et des centres d'activité. Un vent du sud me bouscule tandis que je progresse vers l'ouest et la petite ville en décrépitude de St-Pol-sur-Ternoise. Là, ma seconde tante m'attend pour goûter et me raconte la lente glissée de cette ville dans l'oubli des replis provinciaux. Il n'y a que la météo changeante qui anime et marque sa journée, je m'endors sur une banquette qui m'aspire en son centre.





Jeudi 29 juillet

Une petite balade plus poussée dans la ville de St-Pol me confirme mes impressions persistantes et passées des dix dernières années où j'ai pu y passer pour visiter ma tante. Au carrefour de nationales et de directions pas plus enthousiasmantes (Bruay, Béthune et au nord, Frévent au sud, Hesdin à l'ouest), la cuvette où se forme la ville me fait irrémédiablement penser au tombeau où celle-ci est venue s'enterrer il y a plus de 40 ans pour une raison inconnue de notre famille. Après des voyages en Europe et au Canada au summum des années hippies, elle claquera la porte à ces fantaisies pour se consacrer à la joie de l'enseignement des mathématiques à des jeunes gens à peine pubères. Cette histoire reste un mystère parmi d'autres dans notre famille, mais ma tante ne ressortira plus jamais du pays, ni de la région, ni du département et aujourd'hui encore, la moindre idée de prendre la route pour faire un petit bout de chemin ou aller voir la mer peut la contrarier et la paralyser pendant des jours. C'est donc à pieds que j'ai parcouru pendant une paire d'heures une ville qui me rappelait indubitablement les mœurs d'autres connues de moi dans mon adolescence flamande (à ceci près que celles-là étaient déjà les plus grandes alentour, contrairement à St-Pol). Je ne vais pas vous parler des fronts bas, des bistrots peuplés ou des motocross qui sont les bijoux de famille des jeunes locaux, je vais juste vous évoquer une ville qui m'évoque la mort successive de petites vaguelettes au bord du sable. Les magasins y sont ringards, désuets ou clos, les seuls qui survivent dans le centre vendent entre pain et viande du tabac, des tatouages, des liqueurs et frusques chamarrées. Le programme municipal d'été, déployé en un banc de sable sur une place derrière l'église tend un filet au joueur de beach volley égaré de sa côte. Trois ou quatre enfants y circulent sous le regard d'un parent absent, sur son portable, et le temps passe, dans le parc adjacent où un vieux me regarde hébété comme s'il attendait de moi un secours qu'il ne saurait nommé. Une affiche de la ville annonce « samedi 31 juillet du surf mécanique, de 14 à 17h ». Du surf mécanique ? Et je me plais à imaginer un scénario de film, avec un jeune St-Polois, épris de Kelly Slater (multiple champion de sa catégorie de planchiste, et non pas la voisine du coin) qui se voit déjà naturalisé hawaïen après cette initiation au surf mécanique. Un film un peu à la Rasta Rocket sur un perdant magnifique, sincère et ridicule. C'est une ville un peu moribonde où pour rien au monde j'irai vivre. C'est ce que m'a toujours fait sentir cette ville, depuis tout petit, et je la quitte une fois de plus demain midi.

PS : mon oncle est transféré au CHU de Lille, il a été opéré dans l'après-midi de ses jambes pour être resté trop longtemps dans sa position, son diagnostic vital n'est pas engagé.

Vendredi 30 juillet

Une chose que j'aime avec le vélo, c'est notre vulnérabilité. Je veux dire qu'il n'y a pas trente six façons de se protéger d'un choc, il y a qu'on a de la chance ou non. Il n'y a pas non plus trente six façons de passer entre les gouttes, de filer entre les rafales, et d'atteindre sa destination. Il n'y a que de peu de triche au final. Il faut appuyer sur ces putains de pédales, l'une après l'autre, dans un éternel cycle de recommencement jusqu'au point où le corps étrangle l'esprit et le supplie de s'arrêter quelques minutes sur le bord de la chaussée. Et je me remémorais alors la tête des deux frères de La Bicyclette, atelier parisien, dont la seule devise se résumait à « appuie autant qu't'es con », et moi aussi, parti de Lille quelques jours plus tôt, je traçais ma route à coups d'efforts et de pédales vent dans le nez.

Il soufflait plein ouest, bien sûr, pile dans la direction que j'attaquais à la sortie de la cuvette de la Ternoise, après quelques villages fermiers du cru Pas-de-Calaisien, une superbe photo loupée (un jeune couple local, lui arrivé là à motocross, elle l'embrassant sur le parvis de l'église), un court arrêt où un agriculteur local me prit pour un écologiste en tournée parce que je l'interrogeais sur l'utilité du fusil à lunette de son p'tit fils, j'arrive à mi-chemin dans la jolie petite ville d'Hesdin. Et là, je dis bien jolie, car à ma grande surprise le centre pavé, la place centrale, les petites échoppes, la Canche qui rigole au milieu (c'est le p'tit ruisseau local), vraiment tout est très mimi, jusqu'à la route que je suis pour sortir au fil de l'eau montant et dévalant des flancs de colline maintenant, en plus du vent qui me tanne, de belles averses sur le cuir. Une dernière montée après Neuville sous Montreuil et c'est la ville fortifiée de mes ancêtres qui s'offre à moi où je retrouve l'un des fils de la sœur de mon défunt grand-père. Après une discussion essentiellement généalogique, je regagne le village voisin de Campigneulles Les Grandes où une maraichère bio m'accueillait à dormir.





Samedi 31 juillet

Si le vent n'est pas retombé, il reste moins violent que la veille et la pluie s'est faite plus timide dans la journée (par contre dans la nuit, pendant une demi-heure elle a fait claqué ses coups sur le mobile home où je dormais, j'aurais pas aimé l'avoir sur la tente celle-là). Après un petit déjeuner princier (mon habituel thé, fruits du verger sur fromage blanc frais du coin, pain complet au levain, beurre, miel et gelée royale), je me redirige vers Montreuil pour profiter du marché, de ses petites rues pavées et de ses remparts pour faire le tour de la ville. La promenade est propice à la réflexion car depuis lundi j'ai entamé un voyage qui, passant par des visites aux membres de ma famille sur la route et suite à nos discussions, obtient une sévère dimension nostalgique. Cette journée de répit avant la reprise de la route est pour moi le moment de faire le point.

Mon arrière grand-père, Joseph Dawson, est un anglais venu combattre lors de la première guerre dans ce pays. Chauffeur d'officiers rattaché au Quartier Général anglais de Montreuil-sur-Mer, il y rentre sa futur femme, Henriette, dans un café de la place où elle sert pour aider sa mère. Après la guerre ils se marient, embarquent avec la belle-mère pour Cambridge où leurs deux premiers enfants naissent (George en 19 et Queenie en 20, elle décèdera en 34 de maladie) puis reviennent en 1924 à Montreuil s'installer dans le jardinage et le maraichage. Dès lors c'est une éducation strictement française qui est donnée aux enfants, en 25 née un troisième enfant, Jacqueline. Pendant la seconde guerre, les allemands s'installeront à Montreuil, Joseph malgré sa naturalisation française restera suspect aux yeux de l'occupant et son fils George partira faire son service militaire dans le sud près de Manosque (zone libre) où il aura un grave accident aux alentours de Forcalquier tandis qu'il effectuait ses occupations de vaguemestre (livraison de courrier – je remarque ici que mon grand-père qui frôla la mort lors de cette chute fût celui qui m'offrit mon premier vélo, jolie ironie ou acte prémédité ?). Le jeune homme chute sur la tête, est opéré à Marseille des vertèbres du cou par un « génie de la chirurgie » qui viendra prélever un bout d'os de sa jambe droite pour consolider la partie endommagée, nous sommes en 1941, il passera le reste de la guerre comme manœuvre dans une exploitation agricole à Bruch près d'Agen chez une femme qu'il considérera comme sa seconde mère et qu'il continuera à aller visiter chaque année jusqu'à ce que la mort ne les sépare. En 45, Jacqueline se marie avec un jeune futur instituteur (il est poussé dans cette carrière par Henriette, c'était son métier rêvé), George retourne dans sa ville, n'est pas reçu instituteur car le métier n'est pas autorisé aux naturalisés français et s'embarque dans une carrière de fonctionnaire administratif à la sous-préfecture. Il y rencontrera en 46 sa femme, Yvette, sténo-dactylo avec qui il eut 4 enfants (Annie, Chantal, Jacques et en 1959 Alain – mon père). Joseph mourra l'année de naissance de mon père et sa femme Henriette plus tard, en 1978. George poursuivra sa carrière à Boulogne sur Mer avant de rejoindre Arras et un poste de directeur des affaires départementales et des finances avant d'être nommé en 1982 directeur des services du département du Pas-de-Calais, à sa retraite présidera l'amicale des retraités de la préfecture et s'éteindra en 2009. Son beau-frère Jean mourra un an plus tard, sa femme Jacqueline en 2017 et Yvette en 2018.

Maintenant, que me faut-il retenir de cette nécrologie ?

Tout cela reste bien vague pour des gens qui n'ont connu aucun de ces noms. Il y a bien des anecdotes à raconter, le travail de la terre que mon grand-père a perpétué jusqu'à la fin de sa vie, sa tenue, sa prestance, son charisme, son caractère et sa sagesse ; la fois où les légumes de son père auraient nourri selon l'histoire d'un montreuillois le général nazi Rommel en visite ; ce grand homme au cou plié dû à l'opération chirurgicale qui saluait personnellement chaque matin à son arrivée chacun de ses collaborateurs ; je n'ai jamais entendu une seule personne trouver à redire sur le comportement de George. Quant à sa sœur et son mari, ils m'ont toujours accueilli avec une générosité et une sympathie sans limite. Jacqueline aimait les animaux, Jean lui bricolait des enclos, des cages, oiseaux, canards, poules, chiens, chats et perroquet vivaient chez eux à mon plus grand ravissement lorsque j'étais gamin. C'était tous des gens simples, sans facétie, qui ne parlaient pas beaucoup d'eux ou de leurs éventuelles maladies, mais qui vous donnaient tout ce qui leur était possible d'offrir. Il y avait une réelle pudeur à se dévoiler, se raconter. Ce n'est qu'au seuil de sa mort que ma grand-mère m'a montré des photos de sa jeunesse et son mari qu'elle gardait tout près d'elle, sur son fauteuil célèbre. Les gens qui ont connu cette génération, souvent les admirent. Pour leur humilité, leur modestie, la sincérité de leurs sentiments envers les uns et les autres. C'était sans doute un autre temps. Aujourd'hui, me regarder en me souvenant du visage de ces gens, me donne de la pitié, moi qui n'attendra pas les chevilles de leur bonté. Ils m'ont regardé avec un tel amour, que je ne serais le mériter. Ils ne sont plus là pour le voir. Tant mieux. Et puis tant pis.

Cette journée je l'ai passé à retrouver ce fameux perroquet qui vivait chez la sœur de mon grand-père. Simplement baptisé Coco, déjà enfant, l'animal m'inspirait la crainte. Toujours en vie (il pourrait vivre jusqu'à 70 ans), souvenir de leurs années d'existence, l'oiseau m'a fait le même effet que lors de ma prime jeunesse : il jacasse et coasse, s'agrippe dans un sens ou l'autre aux barreaux de sa cage et vous regarde avec un œil malin. L'oncle Jean le recouvrait d'un drap à chaque visite pour qu'il nous fiche un peu la paix. Le perroquet ne supportait que Jacqueline et sa femme de ménage qui l'a récupéré. Elle rigole de « l'héritage empoissonné » car le plumé n'a pas changé d'une once son caractère mauvais et c'est de la salle de bains qu'il donne concert. Je prends quelques photos et remercie cette dame d'avoir accéder à ma demande, rentre, me repose, puis écris ces quelques souvenirs depuis un mobile home où je suis tranquille au milieu des champs, avec la chienne Frida pour seule compagnie. Demain, direction la Somme et la Normandie.

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